Démographie historique de l'île
 
S’il est un domaine où la rigueur devrait être de mise, c’est bien celui de la démographie si souvent malmenée par ceux qui font profession de donner leur opinion sur tout et surtout ce qui leur est étranger. Les mêmes, à l’occasion de réflexions nécessairement profondes, se piquent de discourir sur le devenir humain, les guerres, le devenir des nations, les colonies ou même simplement la notion d’espérance de vie, pierre angulaire du raisonnement démographique, sans s’apercevoir qu’ils manipulent un objet statistique délicat. Le domaine démographique est donc un champ du savoir qui excite les esprits curieux mais dont s’autorisent les cuistres pour dire n’importe quoi. C’est bien de cela qu’il s’agit dans nos affaires corses, où là plus qu’ailleurs, les morts votent. Qu’on en juge !

Prenons un exemple. J’aime assez celui relatif aux méfaits de l’occupation française comparée à la situation des îles voisines, et où l’on vous dira que la Sardaigne et la Sicile sont fort peuplées. Voilà qui est bien vrai, et que cela est le fruit de deux siècles de rattachement à l’Italie, comme quoi l’irrédentisme n’est jamais bien loin. Eh quoi, vous vous étonnez ?

Mais, voyons, ne saviez-vous pas que la Corse était au XVIIIè siècle la région la plus dense d’Europe, c’est la France marâtre qui, à coup de subventions et d’emplois publics, a empêché la Corse de se développer et a attiré hors de Corse ses fils les plus ardents, d’où le dépeuplement que l’on constate. Vous voilà ébranlé. Et pourtant.Mais, voyons, ne saviez-vous pas que la Corse était au XVIIIè siècle la région la plus dense d’Europe, c’est la France marâtre qui, à coup de subventions et d’emplois publics, a empêché la Corse de se développer et a attiré hors de Corse ses fils les plus ardents, d’où le dépeuplement que l’on constate. Vous voilà ébranlé. Et pourtant. Faisons un tout petit raisonnement démographique, vraiment très simple :  le royaume de France comptait au moment où périssait la patrie (Bonaparte dixit, parlant de Ponte Novo) 27 millions de sujets pour un territoire légèrement plus petit qu’aujourd’hui (environ 520000 km2) soit une densité de 52 hab/km². Une Corse plus dense se doit de présenter une densité au moins égale à ce chiffre pour 8681 km², soit une population de plus de 450000 âmes, or, en 1800, sa population passait seulement le cap des 160000 habitants ! La France, en moyenne, était donc trois fois plus dense que la Corse, ce qui suppose qu’un certain nombre de ces provinces l’étaient aussi. Faut-il regarder les autres régions d’Europe. Voilà un canard à qui il fallait tordre le coup, et bien avant samedi.

Si l’on pose à terre tous les poncifs du débat corse, il reste à travailler sur des séries statistiques acceptables, et c’est toute la question car les chiffres en Corses furent manipulés pour des raisons électorales depuis un siècle, au point que l’INSEE finit par ne s’engager sur des chiffres fiables qu’à compter de 1982 et fait mention dans ses publications des chiffres reconstitués en lieu et place des chiffres issus des recensements au moins jusqu’au début des années Soixante. Nous avons essayé d’y voir clair et proposons comme support de nos différentes analyses des séries établies en prenant en compte diverses évaluations dont les références sont données et commentées.

Une première correction peut être recherchée en comparant la population présente, identifiée comme telle dans les recensements, et dont l’écart systématique par rapport à la population légale à partir de 1921 conduit à faire douter de la validité. Paul Damiani effectue en 1973 une correction en ce sens en prenant en compte les évolutions sur le long terme des  soldes migratoires et naturels. Cette première révision statistique est admise par l’INSEE et vient confirmer d’autres évaluations antérieures comme celles d’Emile Kolodny  en 1962 lequel mettait déjà en évidence la notion de population présente dans l’île. Une évaluation plus poussée l’amène à critiquer cette notion qui colle parfois de trop près aux recensements légaux et à leurs errements, notamment la remontée de 1921 à 1936 qu’il suit les premières années. Il semble que son estimation « avec le critère de présence » est satisfaisante en début de siècle et plus critique que celle de Paul Damiani. En revanche, le décrochage qu’il propose à compter de 1921 est très (trop ?) prononcé. L’évaluation de Janine Renucci qui suit une méthode proche aboutit à des résultats moins dramatiques à partir de 1926 et semble plus raisonnable. Pour être complet sur le passé j’ai ajouté les résultats de l’étude de François Casta (les chiffres de 1740 et 1758 ont été recalculés sur la base des feux et compte tenu d’une liste réduite de 10 lieux par rapport aux recensements des habitants. Enfin, s’agissant des années 1726 à 1794, les données de recensements divers ont été ajoutées (référencés notamment dans Dupâquier, cit. Langlois, annales de démographie historiques, 1976, etc.).

Je me suis refusé à choisir, et encore moins à tenter de proposer une courbe « synthétique » qui n’aurait pas eu de justification rigoureuse, faute d’éléments indiscutables pour opter pour un tracé ou un autre selon les époques. Le tableau et le graphique proposé présentent donc l’ensemble des courbes. Si l’on met à l’écart les recensements légaux du XXè siècle qui reflètent plus l’image que les Corses voulaient donner d’eux-mêmes que la réalité, l’ensemble des tracés donne une idée d’ensemble assez probable de la réalité, sur les trois siècles étudiés.

Au cours du XVIIIè siècle, les divers recensements se tiennent sur une même tendance, tandis que les évaluations de François Casta semblent faire se rejoindre la courbe des recensements et les évaluations de Paul Damiani. En revanche, pendant tout le XIXè siècle, l’ensemble des évaluations et les recensements proposent une image démographique unanime de la Corse. C’est au XXè siècle et jusqu’au recensement de 1982 que le débat sur le dénombrement prend tout son sens.

Les données sur les pyramides des âges sont à manier avec précaution pendant cette période, c’est pourquoi les années présentées sont celles portant sur des recensements légaux acceptés par les historiens démographes (avant 1921 et à compter de 1982).

Tableaux d’évaluation des populations

Dates 

Recensts légaux

Damiani

Renucci

Kolodny

Kolodny (présence)

CNRS (Casta)*

Dupâquier, Langlois, Divers

1726

 

 

 

 

 

 

119284

1729

 

 

 

 

 

107219

 

1730

114000

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1738

 

 

 

 

 

 

116053

1739

113000

 

 

 

 

 

 

1740

117000

 

 

 

 

112460

120389

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1750

122000

 

 

 

 

 

124112

1758

 

 

 

 

 

115014

 

1760

125000

100000

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1769

 

 

 

 

 

 

123480

1770

130000

110000

 

 

 

117079

130286

1780

142000

120000

 

 

 

 

 

1786

145000

125000

 

 

 

 

 

1787

 

 

 

 

 

130289

 

1791

 

 

 

 

 

 

146530

1790

154000

140000

 

 

 

 

 

1794

 

 

 

 

 

 

150658

1800

164000

157000

 

 

 

 

 

1801

 

 

 

 

 

 

163896

1805

166000

177000

 

 

 

 

 

1810

170000

174000

 

 

 

 

 

1815

168000

176000

 

 

 

 

 

1820

180000

175000

 

 

 

 

 

1825

190000

185000

 

 

 

 

 

1830

195000

195000

 

 

 

 

 

1835

209000

209000

 

 

 

 

 

1840

215000

215000

 

 

 

 

 

1845

230000

230000

 

 

 

 

 

1850

235000

235000

 

 

 

 

 

1855

240000

237000

 

238500

 

 

 

1860

248000

254000

 

250000

 

 

 

1865

257000

260000

 

255000

 

 

 

1872

252000

258000

 

257000

 

 

 

1876

262701

262701

 

259400

 

 

 

1881

273000

273000

273000

270000

273000

 

 

1891

289000

289000

270000

280500

284709

 

 

1901

295600

295600

260000

277200

278072

 

 

1906

291200

290000

255000

271200

272400

 

 

1911

288820

290000

250000

264400

270218

 

 

1921

281959

282000

230000

234900

254958

 

 

1926

289900

271400

225000

216800

256000

 

 

1931

297200

260700

215000

201500

270921

 

 

1936

322900

237400

205000

188400

273801

 

 

1946

267900

224600

185000

181200

233232

 

 

1954

247000

191500

175000

172000

247000

 

 

1962

275500

176160

175000

168000

 

 

 

1968

269800

208780

185000

 

 

 

 

1975

289800

227425

 

 

 

 

 

1982

240178

240178

 

 

 

 

 

1990

249729

 

 

 

 

 

 

1999

260149

 

 

 

 

 

 

2005

275000

 

 

 

 

 

 


Graphique

courbe_LT

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Répartition Hommes/Femmes et pyramide des âges
Sur la base de la part des classes d’âge p. 1000 habitants (sources Atlas ethno-historique et recensement 1911, imprimerie nationale 1912 et 1913)


Recensement de 1872                                      Recensement de 1901                       
pyramide_1872       pyramide_1901

Recensement de 1906

pyramide_1906

Recensement de 1999                                     Recensement de 1911
(dernier recensement non glissant)                                 avec comparaison France

pyramide_1999     pyramide_comp_fr 


Ages

1911 corse
H

1911 corse
F

1911 France H

1911 France F

1906 corse
H

1906 corse
F

1901 corse
H

1901 corse
F

moins de 20

42%

41%

35%

33%

44%

43%

43%

43%

plus de 50

21%

21%

22%

24%

20%

19%

20%

19%

adultes

36%

39%

44%

43%

36%

38%

37%

38%

20 à 40

26%

28%

31%

30%

26%

27%

27%

27%

40 à 50

11%

11%

13%

13%

11%

11%

11%

11%


Femmes pour 1000 Hommes

1891

1901

1911

France

1035

1033

1014

Corse

1010

999

1023


Mouvements naturels et migratoires récents

 

Naissances

Décès

Solde naturel

Solde migratoire

1962 - 1968

1968 – 1975

1975 – 1982

1982 – 1990

1990 - 1999

1999 - 2003

17162

19415

18252

23440

25411

11034

14187

17302

18365

21868

24618

10913

+ 2975

+ 2113

- 113

+ 1572

+ 793

+ 121

+ 21431

+ 18181

+ 14729

+ 8621

+ 9032

nd

 

P_POPA – Fiche profil Evolution démographique 1962-1999, INSEE 2006

Attention
 : le solde migratoire comprend les omissions (il est donc sujet à caution puisqu’en partie calculé à partir des recensement jusqu’en 1975).
A noter que, dans ce solde migratoire, entrent les retours des rapatriés « corses » et non corses en 1962 ainsi que les retraités tout au long de la période. En principe les données révisées ont exclu les doubles comptes (le solde migratoire a été ainsi revu à la baisse en début de période à hauteur de 10000 individus environ)
 

Catégories

Immigrants

Emigrants

Actifs

Chômeurs

Moins de 15 ans

Elèves-Etudiants

Retraités

Autres inactifs

35 %

10 %

20 %

6 %

16 %

13 %

35 %

9 %

21 %

17 %

8 %

10 %

Economie corse n° 95, données 1999

Nés en…

Immigrants

Emigrants

en Corse

sur le Continent

dans les DOM

à l’étranger

7266

21655

264

3072

6161

13604

251

3514

Economie corse n° 95, données 1999

Origine des immigrants de plus de 15 ans

Ensemble

Nés en Corse

Actifs

Chômeurs

Ancien actif

Autres inactifs

Scolarisés

Militaires

11237

3203

5160

4064

2013

43

1529

368

2040

909

217

4

Economie corse n° 95, données 1999

Entre 1990 et 1999, 7270 Corses ont quitté le continent  pour revenir soit 22,5 %. Cependant si l’on tient compte des « nés en Corse de mères installés dans l’île », ces Corses d’origine ne sont plus que 17 %. Par ailleurs, de nombreux immigrants non nés en Corse sont, en réalité, issus de Corses émigrés sur le continent pendant toute la période du baby-boom. Il faut donc y ajouter une part (difficilement mesurable) des 21655 « revenants ». Une grande partie des 3000 retraités entrent dans le champ ainsi que des autres inactifs, c’est donc au moins 10000 à 15000 immigrants ayant des atta- ches en Corses qui reviennent sur les 39410 immigrants recensés entre 1990 et 1999. La notion de colonisation de peuplement est donc, pour le moins, à nuancer.

Densités comparées des îles de la Méditerranée

Faisons le point de la légende d’une Corse plus densément peuplée que les îles méditerranéennes, et que la seule présence française aurait handicapée.

iles_medit

La Corse
ne « décroche » qu’à compter du recensement de 1911 par rapport à la Sardaigne, ce qui invalide le discours irrédentiste : la présence française au XIXè siècle n’a pas à rougir d’une hypothétique présence italienne qui n’a jamais eu lieu et dont on ne peut strictement rien conjecturer. Par ailleurs, la Sicile, de son côté, était déjà beaucoup plus dense que la Corse et depuis longtemps. En effet, si dès 1860, la Sicile présente une densité déjà trois fois plus élevée, celle-ci était de l’ordre de 64 hab/km² au lendemain des guerres napoléoniennes et les estimations des historiens retiennent une hypothèse de un million d’habitants en 1700, soit une densité de 39 hab/km² alors qu’au même moment la Corse affiche une densité de… 14 hab/km², soit toujours une densité représentant un gros tiers de celle de la Sicile. On notera que l’île de Chypre présente un profil comparable à celui de la Sardaigne, néanmoins sa densité diverge de celle de la Corse un peu plus tardivement, au lendemain de la première guerre mondiale.


Sources

 
Abbé François Casta, Paroisses et communes de France, Corse, éd. CNRS 1993

Atlas ethno-historique, direction Ravis Giordani

Paul Damiani, le mouvement de la population corse de 1946 à 1969 et aperçus rétrospectifs depuis 1781, in Bulletin de la société des sciences historiques et naturelles de la Corse BSSHNC, 1973, Trim. 3 & 4

Economie corse, n° 25, avril 1983, INSEE

Emile Yerahmiel Kolodny, population urbaine de Corse, 1962

Janine Renucci, Corse traditionnelle et Corse nouvelle la géographie d’une île, 1974

INSEE, Tableau économie corse 2005

Economie corse, n° 95, avril 2001, INSEE

 

Pour les îles méditerranéennes, reconstitution d’après Kolodny et l’Istat (institut national italien de la statistique)