Il peut paraître paradoxal de s’interroger
sur l’existence d’une littérature
s’agissant d’une langue dont on discourt
encore quant à sa qualité de dialecte ou de
langue et dont la quasi-totalité de
l’expression est orale. Cependant, personne
n’ignore que la Corse s’exprime en
utilisant plusieurs registres et que l’expression en corse a
fait l’objet
d’efforts remarquables tant de la part des amoureux de cette
langue que
d’auteurs cultivant la fibre identitaire. Cela
étant, la première question qu’on
peut légitimement se poser est de savoir de quoi
l’on parle lorsqu’on parle de
littérature corse. S’agit-il de la
littérature d’écrivains corses quelle
que
soit la langue d’expression ? ou bien
d’écrivains parlant de la
Corse ? ou bien encore d’écrivains
écrivant en corse, exclusivement ou
non ? Voire faut-il réduire la
littérature corse à son expression
écrite : n’est-elle pas
déjà inscrite dans les chants, les lamenti,
les rencontres entre les poètes
de village ?
Procédons par élimination. Il ne paraît
pas raisonnable de retenir dans la littérature corse, les
écrivains non corses
écrivant en français ou en italien (pourquoi pas
en anglais, n’est-ce-pas
Dorothy ?) sous prétexte qu'ils écrivent
sur la Corse. Dumas exit !
Qu’en est-il, en revanche, des écrivains corses
écrivant en italien ou en
français ? A mon sens, il faut sans doute faire le
départ entre les œuvres
qui parlent de la Corse de celles qui n’en parlent pas.
Valéry appartient à la
littérature française de même que
Sébastien Japrisot (dans un autre registre).
D’autres sont sur la ligne de crête comme Angelo
Rinaldi ou Marie Susini.
D’autres encore écrivent indifféremment
en français ou en corse.
Pendant longtemps, les Corses lorsqu’ils
écrivaient le faisaient en langue italienne qui
était
perçue comme la langue de
l’île et, a fortiori, son expression
littéraire. Et
ce d’autant mieux que les
lettrés corses allaient parfaire leur formation dans les
universités de la
Botte. Faut-il rappeler que Pascal Paoli écrivait en
italien ? En outre,
quand l’expression en langue corse a commencé
à se
manifester par écrit,
l’inspiration des auteurs est restée
très
marquée par les grands modèles,
italien d’abord français ensuite. Mais, en soi, ce
n’est pas cela qui remet en
cause l’authenticité d’une
littérature,
après tout, chaque littérature est
passée par une
phase d’imitation. Aujourd’hui la
littérature corse
d’expression corse peut
presque fêter son bicentenaire si l’on retient la
Dionomachia de Salvatore
Viale (1817) voire son tricentenaire avec les premières
traces
(quelques poèmes
de l’abbé Guglielmi mort en 1728). Mais le corpus
reste
trop mince et retenons
plutôt une durée centenaire. En effet, mis
à part
les textes déjà cités, ainsi
que les contes et légendes qui ont pu faire
l’objet de
quelques compilations au
XIXè siècle, c’est une revue, A
tramuntana, qui propose à ses lecteurs les
premiers textes créés en langue
corse écrite. Pourquoi cette naissance ? Sans doute
faut-il y voir une
occasion inespérée, celle du retrait de
l’italien au moment où le français
n’a
pas encore intégralement conquis l’île.
Il faut noter que ces premiers textes ne sont pas purement idiomatiques et révèlent l’imprégnation du français (plus que de l’italien) qui fonde l’apparition d’un corse qui n’est déjà plus le corse d’antan mais un corse qui a déjà vécu plus de cent années de présence française. La bâtardise est la caractéristique des naissances des langues, ici on y voit la continuation de ce que le corse a toujours connu à savoir le mélange des codes linguistiques, hier le toscan, aujourd’hui le gaulois moderne ! Il n’empêche, l’impulsion a été donnée et elle trouvera des plumes pour prendre le relais avec un dynamisme qui force le respect mais qui est aussi celui de l’urgence. Des prosateurs se font connaître au travers de revues (notamment A Muvra), par le moyen d’articles ou de feuilletons. Citons Maistrale , Prete Gentili, Dumenicu Carlotti, Marco Angeli, ou Marcellu Alessandri di Chidazzu, et en 1930 le premier véritable roman est écrit par Sebastianu Dalzeto (Pesciu Anguilla), lequel avait déjà écrit en français. Ce premier roman n’est pas encore emblématique du corse, il s’agit d’un parler spécifique, celui de Bastia où se mêle substrat toscan mâtiné de génois, formes françaises et formes patoisantes. Cela étant, le roman pour qui goûte les joutes linguistiques acrobatiques est un régal (accroche-toi jeannot)[1].
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la production en langue corse va se tarir pour des raisons évidentes et liées au soupçon d’irrédentisme et de collaboration avec l’ennemi. La production littéraire est alors cantonnée au folklore, une sorte de démarcage de l’alsatique à la mode corse, dans le meilleur des cas. Le regain culturel véritable s’effectue dans les années 70 à la faveur de l’éclairage porté sur la question corse, et, sans doute les corsistes culturels doivent-ils quelque chose à la geste autonomiste ou nationaliste, quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur ses raisons, ses manifestations ou ses buts réels.
Ce sursaut des années 70 et 80 c’est celui d’une pléiade d’auteurs qui firent œuvre de pionnier dans une prose multiforme (imitation de chroniques, récits, courts romans, roman dialogué, etc. Citons, René Coti, fort prolixe, Jacques Thiers, Jean-Jacques Franchi, Jacques Fusina, Toussaint Casta et Michel Poli, Alexandre Marcellesi, etc. (Rigolo de remettre les prénoms en français, isn’t it ?). A partir des années 80 et 90, la politique éditoriale devient plus favorable, en raison notamment des effets certes modestes du soutien scolaire au corse et de sa présence plus marquée dans les médias régionaux. La production littéraire se confirme avec une douzaine de romans et plus encore de recueils de nouvelles. Plus important que le nombre (de toute façon modeste, et il ne peut en être autrement compte tenu de l’étroitesse du lectorat), faut-il noter l’ambition et la qualité des productions qui se veulent indépendantes du militantisme politique mais plus encore qui commencent à sortir de Corse. Tous les genres sont abordés (y compris le roman policier avec J-M Comiti). Ainsi, produire une littérature qui, écrite en corse, parle d’autre chose que du nombril corse et sait aborder des sujets ambitieux, avec une note d’humour parfois, voilà qui serait encourageant si l'effort était maintenu et le lectorat au rendez-vous.
Les auteurs de cette dernière période : Petru Mari, A. Di Meglio, Marco Biancarelli G.L.Moracchini, Lucia Giammari, Paulu Desanti, etc., tous auteurs qui produisent des œuvres loin d’être négligeables alors même que la langue s’effrite, se délite. Peut-être, est-ce même ce danger mortel, la menace et l’urgence qui provoquent un sursaut de qualité. Comme ce fut, par le passé, la béance linguistique entre un italien mourant et une francophonie naissante qui a donné un coup de pied au cul d’une langue (très) locale, c’est aujourd’hui la situation inconfortable du corse qui lui donne la force d’exister très au-delà du folklore même si, en quantité de lecteurs et d’auteurs, il reste en danger d’extinction.
[1]
Pour
une étude sur le roman corse (dont le cas Dalzeto), voir la
revue de l’ADECEC 1994 : http://adecec.net/adecec-net/parutions/urumanzucorsu2.html