C’est une histoire de mythes et d’identité : la question corse qui fait souvent l’actualité
a tordu la mémoire des faits. Le tout grâce à la
réécriture de l’Histoire de l’île et à la mythologisation de la langue


Il faut que l’historien, démêlant cette confusion,
se prononce contre la voix publique
et lui fasse avouer l’erreur

Augustin Thierry, Lettres XIX sur les communes d’Amiens, de Soissons et de Sens, 
in Lettres sur l’Histoire de France, 7è éd. Just Tessier, 1842

Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière
est impropre au Royaume de Dieu

Luc, 9, 62


Introduction :

Le mythe de la dette et l’angoisse de ne pas être

 

Le débat sur la Corse suit une ligne de conduite qui ne propose aucune réflexion sui generis mais reste à la remorque de l’événement. Les rapports des Renseignements généraux et des divers services de l’Etat, les rapports du Sénat ou de telle ou telle personnalité qualifiée, sont tous centrés sur l’analyse des alliances, des techniques militaires, de la violence ou des intrications avec le pur banditisme. C’est la théorie de la dérive mafieuse d’une action politique dont on ne questionne nullement la vérité interne. Les observateurs politiques ou les journalistes s’essaient de leur côté à une analyse de la violence comprise comme expression d’une société elle aussi à la dérive, de phénomènes considérés comme l’écume d’une crise économique et sociale profonde affectant une région qui avait tout misé sur l’Empire colonial et avait lié son sort au sien mais, là encore, l’analyse tourne court. La classe politique, elle, sans s’attarder à explorer les tenants et aboutissants de ces différentes approches, déjà pourtant bien peu investigatrices, focalise son attention sur la question institutionnelle tandis que ses représentants locaux cultivent leurs alliances et affinent leur tactique électorale.

 

Personne n’ose ou ne sait oser questionner l’agitation séparatiste sous l’angle d’une construction mythologique du mouvement corsiste qu’il soit nationaliste ou non. Ainsi, c’est en toute impunité que les plus extrémistes manient une langue de bois qui les conforte, les illusionne sur leur propre désir et les empêche de penser une Corse vraiment indépendante. Pendant ce temps, certains au fil de générations successives d’îliens se laissent entraîner dans des voies de survie précaires qui sont autant d’impasses. Ne sait-on pas ou feint-on d’ignorer que cela fait deux générations que des jeunes corses n’ont jamais vu leurs parents travailler parce que ceux-là constituent depuis longtemps la piétaille entretenue d’un nationalisme plus enclin à manier le chantage qu’à délivrer la Corse ? A-t-on conscience que ces jeunes Corses vivent enfermés dans un passé qui leur sert de repère unique, celui d’une Corse immuable, frustrée et donc sans autre avenir que rêvé.

 

L’obsession du passé que l’on constate dans tous les débats corsistes (et de ce point de vue, l’internet est un bon révélateur), suppose que la notion d’une corsité impavide observable à travers les siècles est une notion qui va de soi. Or qu’y a-t-il de commun voire même de suivi entre les « Corses » des différents âges ? En quoi les Torréens peuvent-ils être revendiqués comme marque d’ancienneté, comme ancrage sûr, alors que l’histoire de l’île est une histoire de ruptures et non de continuité, ruptures scandées par des maîtres successifs autant que par les vagues d’émigration ou d’immigration qui ballottent les populations insulaires ? Parler d’une Corse éternelle et revendiquer une antériorité par rapport à ses maîtres, en dernier lieu la France, parler a fortiori d’une culture millénaire, c’est reproduire pour l’histoire de l’île le vieux schéma erroné de la France éternelle, schéma que les Corses ont bien appris sur les bancs de l’Ecole de la République, mais qui fut déjà dénoncé comme a-historique dès le XIXè siècle par un Augustin Thierry. Dans cette vision de la Nation, certes politique mais qui n’est que cela, les catégories que connaît l’observateur d’aujourd’hui sont appliquées à des réalités passées qui les ignorent. Ainsi parler de libération nationale à propos de luttes seigneuriales ou de lutte de classe à l’occasion de soulèvements de pièves désirant s’ériger en Communes à l’époque des révolutions communales du moyen-âge, du XIIè au XVè siècle dans toute l’Europe, c’est tout simplement cracher à côté du pot.

 

Néanmoins, les envolées lyriques du genre peuvent faire illusion un temps. L’enjeu politique en est clair, il s’agit bien de donner corps à une Nation mythique, une Nation qui aurait traversé les siècles, alors qu’elle n’est peut-être tout simplement qu’à construire, si les Corses d’aujourd’hui en sentent véritablement la nécessité. Au-delà de cet enjeu politique, se dévoile un autre enjeu pour des îliens qui, après une longue parenthèse glorieuse de bruit et de fureur datant du temps de la Grande France, se retrouvent face à eux-mêmes dans un espace rétréci. Cet enjeu c’est la quête de l’être au sein d’une identité collective forte, et pour certain d’un volk. Comment se définir : est-on français et corse, corse et français, seulement corse ? Quel sens cela a-t-il en ces temps où des nations autrement sûres d’elles-mêmes finissent par s’interroger ?

 

Ce qui est en cause ici n’est pas que le discours corsiste est ou n’est pas historiquement valide, ni même de savoir s’il repose sur une approche historique qui contient un peu, beaucoup ou pas du tout de vérité. On le sait  ce discours se déclame plus qu’il ne démontre : il ne s’agit, au vrai, que de poésie née du temps qui passe, ce temps qui dissimule les origines et dénature les faits eux-mêmes. Derrière les fumées de l’Histoire rêvée, j’invite le lecteur à trouver le ressort historique sans fard. C’est avec le vrai que l’avenir se bâtit. Le questionnement qui vaut est celui de l’être corse. Les Corses veulent-ils être ? Comment veulent-ils être ? Jusqu’où peuvent-ils accepter d’aller, dès lors que prendre le large n’est pas un dû mais une conquête sur l’avenir ?

 

Pour tenter de répondre à ces interrogations, et loin des refrains autistes, débarrassé des plumes du paon, il nous faut démonter les mythes pour mettre la Corse à nu. Tout d’abord, attachons-nous à explorer la Raison historique et culturelle de l’être corse en recherche. Qu’en est-il de la Nation corse ? Où faut-il la rechercher ? A-t-elle seulement existé ? Faut-il la trouver dans l’enjeu linguistique, s’agissant d’une dimension qui veut être la preuve ultime de l’existence d’un Peuple et d’une Nation ?

 Ensuite, suivons pas à pas, les tentatives d’émergence de cette volonté de Nation au long de la fameuse guerre de Quarante Ans, et posons la question du père de la Patrie : fut-il un Père ? Y a-t-il jamais eu Patrie ? Fut-il le seul Corse à penser la Nation corse ? Alla-t-il jusqu’au bout ? C’est bien du mythe de la naissance politique d’une Nation en devenir qu’il est question.

 Une fois les troupes françaises vomies sur les côtes corses[1], nous nous interrogerons sur le caractère même de la conquête, en tordant le cou à la légende de la conquête coloniale, pour ne retrouver finalement qu’un schéma bien ordinaire, vécu ailleurs, dans d’autres provinces, et parfois plus durement encore. Enfin, cette province conquise connaît une longue période d’acclimatation et de ralliement, qui nous mène fort loin de l’esprit de résistance.

 Quatrième volet de l’être corse qui est en arrière plan de la conscience des insulaires à quelque bord qu’ils appartiennent : le don de soi. Ce don s’illustre à l’occasion du souvenir des tranchées dans l’esprit de sacrifice et pacte de sang pour la plupart, sacrifice imposé et dette perpétuelle de la France pour les autres. Il s’illustre aussi dans l’enthousiasme pour l’aventure coloniale qui permet de se mentir à soi-même et s’enfler comme la grenouille de la fable au travers d’un  Empire corse vécu par procuration. Puis, ce don de soi se double de la revendication de l’esprit de résistance, de l’héroïsme dressé face aux lâchetés du temps, et le peuple Corse veut donner des leçons de courage au monde entier en vantant son comportement pendant l’Occupation. Il veut donner aussi des leçons d’efficacité en se libérant le premier. Seul ? Non point seul, on le verra, et certainement moins seul que d’autres, songeons aux troupes titistes en butte à l’occupant – nazi, cette fois – de la Yougoslavie.

 Derrière la déception de n’être plus un Empire, derrière la rancœur envers une Patrie française qui les renvoie à leur île, certains opèrent un retournement complet contre la France. Des prémices de ce retournement remontent à la fin du XIXè siècle, avec la déception de la chute du Second Empire. Elles se manifestèrent sous la forme d’une reconquête culturelle et d’une création du corse comme langue vecteur d’une culture centrée sur elle-même. Enfin, au dernier acte de la chute du dernier Empire, en 1962, c’est à une forme de réappropriation du discours tiers-mondiste et anti-colonialiste que l’on assiste, réappropriation qui pourrait faire grincer bien des dents de l’autre côté de la Méditerranée.

 Pour en finir, balayons toute cette mythologie qui ne fait qu’enfoncer la Corse dans ses faux-semblants qui lui permettent de se contenter de contes et l’empêchent de voir au loin. Ce discours sans cesse asséné finit par obscurcir tout débat et ôte même tout jugement critique à ceux dont on attend précisément plus de recul pour des décisions plus réfléchies. La contamination de l’à-peu-près gagne du terrain auprès des décideurs, des faiseurs d’opinions comme du public tandis que la mythologie de la dette contraint les Corses au rôle de quémandeur.

 Enfin, malgré quelques approches disparates et confidentielles, il n’y a aucune véritable analyse économique ignorant le romantisme pour s’attacher aux voies et moyens d’un développement d’une terre dont on suppose qu’elle pourrait assurer sa subsistance sans aide ou sans subvention. Il n’y a même pas l’ombre d’une revendication de pauvreté dans la liberté, à la manière d’un Ferhat Abbas, non ! Seulement un discours mensonger et mentonnier. Qu’attend-on vraiment ? L’indépendance ou des passe-droits ? Etre un peuple subventionné, est-ce là toute la fierté corse ? Et l’économie corse contemporaine peut-elle avoir d’autres ambitions et à quel prix ? Cette question, j’essaie de la poser en ayant écarté les décors trompeurs qui font que les Corses se mentent à eux-mêmes, loin des avenirs rêvés mais en  s’attachant à entrevoir les avenirs possibles.




[1] Dixit le jeune Napoléon Bonaparte (lettre à Pascal Paoli, 1789)

[ chapitre suivant : à la recherche de la Nation corse ]



C’est une histoire de mythes et d’identité : la question corse qui fait souvent l’actualité
a tordu la mémoire des faits. Le tout grâce à la
réécriture de l’Histoire de l’île et à la mythologisation de la langue


Allons plus loin déshabillons le paon pour découvrir le poulet qui est dessous. La Corse fut-elle le phare des Lumières ? Y-a-t-il eu une Corse vraiment indépendante et que voulaient les Corses sous Paoli ?


La Corse s’est ralliée. A-t-elle combattu ? La Corse eut-elle un comportement si différent des autres provinces de la République française ? Le ralliement fut-il facile ? A-t-elle cru se découvrir un destin ?


La petite île a-t-elle voulu donner des gages ? S'est-elle imaginé un Empire par
procuration ? Lors de l'occup', fut-elle exemplaire ? A-t-elle des leçons à donner ?

Une fois l’Empire colonial effondré, que devient la petite île ? Veut-elle s’en retourner à son passé glorieux mais confisqué et veut-elle enfler ses mythes pour les vendre à l'encan ?


Les mythes se portent bien, ils se sont même diffusés partout. Faut-il en rester là et faire du chantage à la Dette ? Ou bien, au contraire, est-il possible que l'île envisage de sortir du mythe et arrive à affronter la réalité du monde moderne ?