droit au fait contact en   guise   d'avertissement accueil


HISTOIRES CORSES                                                                                                                                                                NE NOUS RACONTONS PAS D'HISTOIRES

Actualités



Bibliographie

Allons plus loin déshabillons le paon pour découvrir le poulet qui est dessous. La Corse fut-elle le phare des Lumières ? Y-a-t-il eu une Corse vraiment indépendante et que voulaient les Corses sous Paoli ?


La Révolution de Corse, phare des Lumières ?

 

Je reviens sur ces événements des « quarante ans de révolution corse » qui se succèdent presque sans discontinuer de 1729 à 1769 et que je n’ai que très brièvement évoqués à propos de la question de la nation corse. J’y reviens pour dévoiler un premier mythe majeur et souligner où sont les enflures et les déguisements historiques.

 

Toute révolution commence par une ou plusieurs révoltes parfois de modeste ampleur mais qui se montrent à nous comme autant de petits rus allant grossissant. Si la préparation des esprits, et ce sera en partie le cas dans l’environnement intellectuel de l’Europe des Lumières, accompagne ces mouvements, ou si une classe sociale saisit l’occasion pour s’emparer du pouvoir, parce qu’elle se sent lésée dans le partage des richesses ou est mal représentée, alors la ou les révoltes revêtent des habits neufs et mènent le peuple au-delà de la jacquerie.

 

L’Histoire propose des naissances somme toute peu variées aux Révolutions. Trois motifs d’être révolté existent, l’intérêt de possédants dépossédés, la jacquerie de paysans sans terre ou d’artisans sans débouchés après une période de disette et… le fisc. Les révoltes de 1729 en Corse ont le privilège de tous les réunir.

 

Plantons le décor. Les Génois sont appelés en Corse en 1358 pour lutter contre les seigneurs féodaux et, après une période d’occupation purement militaire, ils s’installent dans la durée et encouragent la production céréalière, Gênes manquant cruellement de blé. Les prêts consentis à cet effet, permirent l’émergence d’une première vraie économie globale agricole et financière au profit d’une élite insulaire de propriétaires et de négociants, tôt alliée aux nouveaux maîtres de l’île, et dont les fils fréquentèrent les universités italiennes. Une nouvelle classe apparaît, intellectuelle, cultivée, toscanisée. Ces notables ont bénéficié du régime génois, mais le contrôle sur le commerce restait détenu par Gênes qui refusaient aux Corses l’accès aux fonctions publiques importantes. Cette situation pourrait être qualifiée de rapport de force colonial qu’aggravait la violence endémique d’une population qui, pour obtenir justice, ne pouvait faire confiance à des magistrats eux-mêmes souvent corrompus.

 

La terre, ensuite, fut pomme de discorde et notamment la situation des terres communales, sur lesquelles les droits de pacages remontaient à des temps immémoriaux. Or l’accaparement par les notables des « communaux », et la situation de blocage du développement de l’économie insulaire cantonnée au rôle de grenier de Gênes, ne pouvaient que rendre tendue la situation et ne faire dépendre l’accalmie que de la situation des récoltes. Ainsi n’est-il pas étonnant de constater précisément que la révolte qui va éclater dans le Bozio a suivi de près une année de mauvaise récolte.

 

Enfin, le fisc en rajoute alors que la mesure est comble, et nous verrons que l’intrication de la lutte contre la violence, la corruption des magistrats, l’attachement des Corses à ses armes signes de justice et de liberté va constituer un mélange… détonnant lorsque certains obtiendront le droit de conserver des armes par le paiement d’une taxe qui devint rapidement l’objet de trafics et d’utilisations frauduleuses.

 

La ou, plutôt, les révoltes de Corse qui commencent en 1729 et dureront quarante années font suite à une longue période d’enrichissement des propriétaires fonciers. Elles éclatent dans les parties les plus avancées de l’île sur une question de partage équitable des richesses, de représentation politique des classes privilégiés et de taxe, comme plus tard ce sera le cas de la révolution américaine, avec la bataille de la taxe sur le thé (Boston Tea Party, décembre 1773).

 

Ces révoltes s’alimentent non seulement des tentatives d’appropriation des communaux mais aussi des règlements de compte entre pièves ou entre clans, événements dans lesquels le sentiment patriotique relève d’une reconstruction d’une patrie fantasmée. En réalité, le sentiment anti-génois est un ressentiment contre l’autorité de ce qui est perçu comme une Ferme Générale plutôt qu’une résistance contre une occupation étrangère. La Révolution de Corse présente alors le paradoxe de n’être ni une révolution de classe, ni une révolution nationaliste. Quelle est donc la nature de ces événements curieux ?

 

De la jacquerie à la révolte

 
Dans les années 1728 et 1729, la production de céréales fut presque nulle, et dans certains endroits, la récolte fut même déficitaire, c’est-à-dire inférieure à la quantité semée. A cette disette vint s’ajouter la question fiscale liée au détournement de l’interdiction des armes, décidée en 1715, par le moyen d’une patente de port d’armes qui était devenu un droit coutumier alors que ce n’était, à l’origine, qu’un système de dérogation par le moyen d’une imposition de deux seini par foyer.

 Cependant on aurait tort de croire que les jacqueries vont déboucher immédiatement sur le terrain de la lutte générale contre l’oppression génoise. Il s’agit là d’une reconstruction à partir de ce que nous apprend le déroulement postérieur des événements. En effet, tout démarre par des allers et retours entre des mesures de police demandées par certaines pièves, la question du port d’arme, la question fiscale, et les demandes d’aide alimentaire. Si le Magistrat chargé des affaires corses auprès du Sénat de Gênes fut bien sollicité, en avril 1729, par l’un des notables corses les plus en vue [1], pour convoquer le conseil des Nobles-Douze[2], c’est d’abord et avant tout pour régler les doléances des pièves les plus touchées par les actions de rapines et de meurtres des habitants de Nuceta. A cette demande touchant à l’ordre public, le gouverneur Pinelli[3] informe le Magistrat de son impuissance, ne disposant pas de forces de l’ordre suffisantes ; en conséquence, il conseille d’armer les plaignants ! Et c’est seulement à l’occasion de la réunion du conseil des Nobles-Douze en juin, que la question du ravitaillement de secours en céréales et la question de l’abolition de l’interdiction des armes à feu (et donc indirectement la suppression de la taxe des deux seini) vont être enfin abordées. Les secours en céréales ne seront effectivement demandés par le Gouverneur qu’en août, et le blé envoyé en novembre est de mauvaise qualité, il est cher et, comble d’ironie, doit être utilisé en priorité pour l’armée.

 Les guerres privées qui ensanglantent la Castagniccia pour des rivalités de pacage ou de familles, ajoutent à l’instabilité de ces pièves qui vont du Nebbio à Casinca. Les délégués de ces pièves promettent au gouverneur de rétablir l’ordre. Malgré tout, un dialogue de sourd s’instaure entre d’une part le Gouverneur et ses lieutenants qui exigent le paiement de la taxe au port d’arme alors qu’ils n’assurent pas la paix publique, et certaines pièves (Rostino, Bozio et le Niolo) qui estiment que la taxe est désormais caduque, arguant du délai limité à 10 ans pour le dépôt des armes et non renouvelé depuis 1725, ainsi que de l’obligation de faire justice elles-mêmes. En janvier 1730, le gouverneur envoie la troupe pour mettre à la raison ces pièves montrant ainsi de la fermeté là où il aurait fallu de la conciliation, après avoir montré de la faiblesse face aux actions de rapines. Dès lors les décisions de refus de l’impôt se succèdent, Aléria, Tavagna, San Nicolao dès le mois de janvier 1730. En février, le Gouverneur réunit à nouveau le conseil des Nobles-Douze pour lui demander de contribuer à rétablir le calme, lequel conseil renvoie le Gouverneur à la requête de l’année précédente sur le même sujet de l’abolition de l’interdiction des armes à feu.

 A compter de ce moment, les événements vont prendre une autre dimension. Du refus de la taxe, certaines bandes d’habitants de villages du Cap corse (il ne s’agit nullement d’une armée corse en marche !) investissent des dépôts d’armes. Le Gouverneur cède et octroie la suspension de la taille mais non des seini pendant six mois. Les bandes s’avancent jusqu’à Bastia pour faire pression et obtenir la satisfaction de revendications qui désormais vont au-delà de la question des deux seini : restitution de toutes les armes confisquées, réduction de la taille et du prix du sel. La restitution de seulement 300 fusils, les seuls disponibles, sur les 12000 armes déjà envoyées à Gènes, est jugée inacceptable, et les bandes qui se sont considérablement grossies, sans doute plus d’un millier de personnes armées, s’emparent de la citadelle. D’autres points d’appui génois sont assiégés, comme Patrimonio, Saint-Florent et Algaiola, tandis que Rogliano dans le Cap et Corte sont investis. Gènes commence alors à mobiliser tout en proposant aux Corses l’amnistie en cas de soumission.

 Cependant pendant toute cette période, les actions des bandes corses restent non coordonnées et sans véritable suite. Les places sont tour à tour assiégées, investies, abandonnées puis réinvesties, mais surtout les attaques règlent parfois de vieux comptes en prenant prétexte de la fidélité à Gènes, ainsi Vico qui attaque les Grecs de Paomia, près de Cargèse, le Tavalo, Bocognano, la Cinarca et le Sartenais contre Ajaccio, Aullène contre Bonifacio.

 Le Gouverneur lance un ultimatum pour le 25 mars qui a un effet certain puisque une dizaine de pièves font leur soumission sans compter celles qui avaient pris parti pour Gènes dès le début. Gènes envoie comme commissaire extraordinaire un ancien Gouverneur, Girolamo Veneroso, pour mater les récalcitrants. Ce dernier qui a une interprétation ouverte et équilibrée des raisons des jacqueries, publie une amnistie générale et obtient de Gènes des concessions, notamment sur le recouvrement de la taille confié à un percepteur élu par les pièves. En revanche les autres requêtes sont écartées notamment la limitation de la taille limité à vingt sous par foyer, l’autorisation du port d’armes assortie de l’abolition des deux seini, la diminution du prix du sel, des mesures de libéralisation des échanges et du commerce ainsi que les mesures concernant les notables comme l’admission aux évêchés et abbayes ainsi qu’aux hautes fonctions civiles et militaires ou les revendications spécifiques à la noblesse corse.

 Jusqu’à la fin du mandat du gouverneur Pinelli, les notables ont joué un rôle d’intermédiaires entre les pièves et Gênes, notamment au sein du conseil des Nobles-Douze, certains se montrant plus actifs et pressants que d’autres. Avec l’arrivée en juin du nouveau Gouverneur Giovanni Francesco Groppalo et du commissaire Camillo Doria en charge du maintien de l’ordre, Girolamo Veneroso est écarté de la gestion des affaires corses, jusqu’à son rappel en novembre. Les notables vont peu à peu basculer dans le camp de la révolte qui est générale à la fin de l’année 1730, face à l’intransigeance de Gênes qui estimait avoir déjà suffisamment cédé avec la réduction des tailles de 25%, l’abolition de la taxe des Due Seini, ou la baisse du prix du sel, toutes mesures finalement accordées en juin. Ce ralliement des caporali (notables) et des nobles (principali) s’accélère lorsqu’ils s’aperçoivent que leurs propres revendications ne sont nullement prises en compte.

 La consulte de Saint Pancrace de Biguglia, convoquée en septembre par des mystérieux « capi della nazione corsa » se tient le 22 décembre et élit généraux de la Nation, un ecclésiastique Carlo Francesco Raffali, et deux notables Luigi Giafferi et Andrea Ceccaldi. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ce ne sont que des notables mais tous les notables ne sont pas représentés et ce ne sont pas toutes les pièves qui ont basculé. Dire que le centre de l’île dès cette époque échappe à l’autorité génoise force quelque peu le trait : en fait, les Génois n’ont jamais véritablement occupé toutes les pièves, ils n’intervenaient habituellement dans le centre de l’île que pour la perception des taxes, et les insurrections de 1729 et 1730 qui commencèrent comme de simples jacqueries antifiscales rendirent, de fait, un peu plus autonomes des pièves qui l’étaient déjà en temps normal. Pendant les insurrections, la côte s’est soigneusement tenue à l’écart, tout comme les habitants du Cap corse ou de l’au-delà des monts, terres de seigneurs hostiles aux bouleversements affectant un mode de partage des richesses avec Gênes qui leur convenait. Enfin, les rivalités familiales étaient pour beaucoup dans le ralliement de tel ou tel. Beaucoup de Corses ont combattu d’autres Corses dans les rangs des régiments génois. Parmi les insurgés, peu avaient l’idée d’une véritable indépendance, beaucoup n’avaient pour horizon que l’obtention de concessions majeures de la part de Gènes ou, au mieux, trouver un autre maître, et, d’ailleurs, y compris sous Paoli, la recherche d’un protectorat tiendra lieu de revendication patriotique, au point, et ce dès le début, d’inquiéter la France qui ne souhaitait pas voir la Corse se transformer en plateforme méditerranéenne de la couronne d’Espagne ou de celle d’Angleterre comme on le verra bientôt.

 
De la révolte à la Corse libre

 
Jusqu’à la fuite des principaux notables meneurs dont Ghjacintu Paoli qui part pour Naples avec son fils en 1739, après la première intervention française, la première décennie fut celle de la recherche d’un cadre institutionnel propre à permettre à la Corse d’exister, libre des attaches génoise mais non réellement indépendante. Les consultes se multiplient durant le premier semestre 1731, de celle de février à Corte à celle du Bozio en mai, où l’on établit des principes d’organisations militaire et civil, un code de lois civiles et criminelles, une levée d’un impôt de guerre, le mode de fonctionnement d’un gouvernement et l’organisation territoriale.

 Des médiations pacifiques sont demandées, tandis que Gênes reste sur ses positions et que les chefs militaires corses s’arment. Les puissances européennes, sous la pression de Gênes, interdisent le commerce des armes à destination de la Corse et se voient assigner une liste limitative de ports autorisés au trafic maritime commercial. Par ailleurs l’empereur d’Allemagne vole au secours de Gênes par l’envoi d’un corps de 3600 hommes et de fonds immédiatement disponibles pour les frais de maintien de l’ordre. Wachtendonck, commandant les troupes allemandes, accepte de négocier avec les deux généraux corses, Giafferi et Ceccaldi, car il se rend compte de l’insuffisance de ses effectifs. De leur côté les Corses cherchent encore un accord avec Gênes en échange de l’acceptation de leurs revendications par l’entremise de l’Empereur d’Allemagne. Tant les réponses de l’empereur que l’intransigeance de Gênes transforment cette année 1731 en année des dupes, ce qui n’empêche nullement d’ultimes tentatives des Généraux corses d’obtenir un accord négocié début 1732.

 Les principaux chefs de la rébellion corse dont les deux Généraux sont consignés après quelques jours de négociation en mai de la même année ; ils seront embarqués pour Gênes en juin, les autres otages seront emprisonnés à Bastia. Pendant ces quelques mois, Gênes a été invitée à répondre aux doléances des Corses par l’Empereur mais recule sans cesse l’échéance et a pris des mesures de rétorsions contre les meneurs, ce qui finit par indisposer  l’Empereur qui exige, en août, que Gênes satisfasse à ses engagements de recevoir et étudier les doléances, et de libérer les prisonniers. L’élargissement de ces derniers ne sera effectif qu’en avril de l’année suivante en application des concessions génoises, données parcimonieusement.

 Le film des événements de 1731 à 1733 est bien représentatif de la série d’avancées et reculades de toutes les parties en présence, de même de l’ingérence plus ou moins déterminée des nations étrangères que l’on verra se déployer tout au long des quatre décennies de rébellion, jusqu’à ce que la France, un peu Grippeminaud, mette d’accord les plaideurs. Il est non moins clair que, tout au long de la première décennie, les Corses chercheront moins l’indépendance que la redéfinition des liens avec la République de Gênes, ou, au mieux, la protection de puissances européennes.

 Le nouveau commissaire général Paolo Geronimo Pallavicini développe une politique de contrôle des armes et de mesures policières qui va mettre le feu aux poudres. Et, dès 1734, c’est reparti ! En janvier 1734, la consulte du couvent d’Orezza appelle à la poursuite de la lutte, en portant un triumvirat à la tête des insurgés. Il est assez significatif que le premier mandat confié à ce triumvirat se limite, dans un premier temps, à fédérer les révoltes qui restaient éclatées entre certaines pièves, certaines sont même divisées contre elles-mêmes telle la Balagne dont la moitié proclame son allégeance à Gênes en proposant un système confédéral. Puis le triumvirat déploie un programme de conquête de régions nouvelles pour les amener à grossir les rangs de la révolte. Ainsi Ghjacinto Paoli se voit confier la conquête de Corte, Ambrosi doit soulever le Cap et Giovannoni doit occuper une partie du Rustinu pour empêcher le passage des troupes génoises. En réalité, les insurgés contrôlent très peu de territoires. Il faudra attendre septembre pour qu’une énième consulte, celle du couvent d’Ornano, proclame l’adhésion de l’au-delà des monts. Malgré tout, le but réel de ces divers mouvements relève de la gesticulation pour faire poids et entamer des négociations avec de meilleures chances de succès. Ainsi, en octobre, débutent toute une série de démarches, jusqu’à l’épisode du Roi de Corse, Théodore de Neuhoff, qui va permettre à Gênes de parier sur le pourrissement de la situation. Des tentatives de négociations centrées sur la liberté des armes sont menées par Ghjuvan Petru Gaffori de Corte auprès des commissaires génois, tandis que des appuis sont recherchés par des réfugiés corses auprès de l’Espagne, sans vrai succès, d’ailleurs. Si en janvier 1735, la consulte d’Orezza proclame l’indépendance dans une atmosphère d’incertitude quant à la fidélité de plusieurs pièves à ce projet, l’au-delà des monts fait volte-face, satisfait de la politique du commissaire génois Grimaldi nommé dans le sud de l’île et plusieurs pièves, malgré certaines promesses d’aide de la part de l’Espagne, préconisent la soumission à la République de Gênes.

 Pendant cette année 1735, deux événements se produisent qui vont structurer pour longtemps le paysage politique corse. Tout d’abord la consulte de janvier a également adopté un dispositif de gouvernement, avec trois « primats » et une junte de douze membres qui forment l’exécutif, une série d’offices (ou de ministères) mais le législatif n’est pas nettement défini, la consulte n’est pas encore une véritable diète ou une assemblée nationale, à ce stade. Cela dit, et contrairement à ce que certains auteurs avancent[4], il est exagéré de prétendre que ce serait signe d’une conscience nationale naissante, alors même que cette consulte n’est en aucun cas représentative, la suite des événements le montre, puisque le principe de légitimité de l’autorité n’est pas réellement remis en cause dans beaucoup de pièves, et que les insurgés négocieront encore souvent avec Gênes en proposant la soumission contre la satisfaction des doléances. Le Rubicon du désir d’indépendance, quel qu’en soit le prix, est loin d’être franchi.

 Le second événement est l’entrée de la France dans le jeu. Celle-ci, en effet, s’inquiète des menées espagnoles et du risque anglais. A compter de ce moment, tous les efforts du cardinal de Fleury, premier ministre du Roi, vont tendre à faire se développer un « parti français » et à pousser les feux jusqu’à ce que la proposition de la France de ramener l’ordre ne puisse pas faire injure à la fierté génoise. A la consulte de Zevaco (au-delà des monts), une vingtaine de notables vont au-delà des espoirs les plus fous en adressant une supplique au Roi pour que celui-ci conserve la Corse à Gênes et intervienne militairement. Dès lors, les négociations vont être menées par la France, officiellement en accord avec Gênes, en réalité, cela va bien au-delà, et les Corses ne s’y trompent pas.

 L’épisode du Roi Théodore a peu d’importance d’un point de vue des rapports de force, il fait néanmoins sens dans la mesure où cette brève aventure qui va durer sept mois, de mars à novembre 1736 [5], agit comme un symbole fédérateur qui manquait jusqu’alors, et est l’occasion d’une deuxième constitution de type « monarchie parlementaire », qui instaure une première véritable Diète de vingt-quatre représentants des régions de l’île. Militairement, cet épisode fut assez désastreux, et se résume à l’errance d’un petit roi sans cour, tandis que les chefs de guerre corses continuent leurs actions. Totalement désargenté, abandonné dans les faits, Théodore décide de partir de Corse pour chercher des appuis, départ qui a lieu le 10 novembre. Un conseil de régence est mis en place, et la personne du roi va servir d’étendard de temps à autre, dans la décennie qui suit.

 Début 1737, devant les bruits insistants d’une possible cession de la Corse par Gênes, la France avance son avantage et se fait pressante auprès de ministre plénipotentiaire de la République. La cour de Turin manifeste son inquiétude des visées françaises auprès de la cour d’Angleterre tandis que l’Empereur d’Allemagne donne son accord de principe à l’intervention française. En septembre, les insurgés sollicitent le Roi de France de bien vouloir accueillir une délégation lui présentant un mémoire en défense concernant les doléances des Corses et les raisons de leur révolte. En février 1738, le corps expéditionnaire français débarque. Le commandant du corps souhaite dès l’abord entamer des pourparlers avec les chefs insurgés, les commissaires génois campant sur une position d’affrontement. Les généraux corses écrivent au commandant français, le comte de Boissieux, pour lui exprimer la volonté des Corses de se déclarer sujets du Roi de France ! C’est clair, à ce moment, les Corses sont toujours en recherche d’un régime de protectorat, et souhaitent amener les Français à partager leurs revendications en se déclarant leur protecteur. Néanmoins, cette bonne disposition des Corses arrive trop tôt dans le jeu subtil qu’est contraint de mener Fleury. Dès 1735, celui-ci a formé le dessein de rattacher l’île au royaume, mais il doit compter avec Gênes, avec l’Empereur d’Allemagne, avec l’Angleterre et l’Espagne, toutes deux inquiètes d’une mainmise française sur les routes maritimes de Méditerranée occidentale. Il faut absolument que l’intervention française avance dans un premier temps sous le masque génois, puis il faudra obtenir la cession comme un fruit mûr. En conséquence, la réponse de Boissieux est logiquement négative et ambiguë. Il rappelle que sa mission est de ramener la paix et d’obtenir que les Corses se soumettent à leur légitime souverain tout en abandonnant leur sort entre les mains du Roi de France. Ainsi, il demande aux insurgés de se soumettre à Gênes, mais de garder confiance car leur sort n’est pas vraiment entre les mains du Doge. C’est tout simplement un pari sur l’avenir qui est proposé.

 Tout au long de cette année décisive, la France va naviguer à vue, mais la réponse des généraux corses, en mars, laisse entendre que beaucoup ont compris le message. En juin, Fleury ordonne à Boissieux de proclamer le prochain cessez-le-feu génois, en échange d’otages qui seront assignés à résidence à Toulon mais libres de leurs mouvements. La proclamation de ce cessez-le-feu par Gênes quelques jours plus tard montre le poids des Français, désormais, dans les affaires corses. Ceux-ci reviennent immédiatement à la charge pour réclamer l’occupation d’une forteresses génoise parmi les cités les plus fidèles à la République (Ajaccio, Calvi ou Bonifacio) ainsi que la nomination d’un commissaire français en Corse et d’un représentant de la Corse à la Cour de France. C’est tout simplement demander la reconnaissance d’une entité corse, et couper le plus possible les liens avec Gênes en s’arrimant à l’autorité française.

 Un nouveau Règlement du gouvernement de l’île de Corse est ratifié à Fontainebleau, en octobre. Il constitue un net progrès, sans pour autant répondre à toutes les aspirations, mais le lieu de ratification est significatif. Le Règlement est lu solennellement place Saint-Nicolas à Bastia, en présence des autorités françaises. Néanmoins, certaines pièves du centre de l’île, et même celles du delà des monts, refusent leur soumission. Le lieu de dépôt des armes ayant été changé par le commandant français, non plus Bastia mais Borgo, la consulte d’Orezza qui étudiait les propositions du nouveau Règlement interprète l’occupation de Borgo par les troupes françaises comme un acte d’hostilité, alors qu’il s’agissait de la précipitation d’un homme malade[6], ou au mieux d’un acte d’autorité. C’est ainsi que la précipitation de Boissieux rejoignant la versatilité des Corses qui s’apprêtaient à accepter le règlement, la révolte reprit de l’élan, et les Corses vont attaquer avec succès les troupes françaises à Borgo le 14 décembre 1738. Mais c’est une victoire qui, comme celle qui adviendra trente années plus tard au même endroit, n’apporte rien et ne change nullement le rapport de forces. Bien au contraire, cela n’aura pour effet que de provoquer un renforcement des forces françaises dans l’île.

 Le comportement des Corses méritait une explication qui fut donnée dès le 1er janvier 1739 dans un manifeste signé par les deux généraux, Paoli et Giafferi, manifeste un peu malhonnête puisqu’il dénonce le caractère spécieux du nouveau Règlement qui, pourtant,  aurait pu rallier la consulte d’Orezza. Il s’agit comme souvent d’un plaidoyer pro domo, qui finit par qualifier un coup de tête d’action sinon mûrement réfléchie au moins raisonnable et explicable. Mais, même là, nous restons dans l’ambiguïté la plus extrême, puisque ce document revêt un but apologétique à destination des Cours européennes, et tout particulièrement, … la Cour de France.

 La France veut accélérer le règlement des affaires de Corses, avant que d’autres puissances n’interviennent de façon trop offensive sur le terrain diplomatique, aussi exige-t-elle de Gênes des moyens tactiques adaptés et, notamment, la mise à disposition de Calvi et Ajaccio ainsi que quelques fortins pour y loger des bataillons. Pour contrôler le piémont calvais, le successeur de Boissieux, Maillebois, organise en Balagne des compagnies de volontaires corses, embryon du futur Royal corse, régiment créé en août de la même année, et qui sera l’élément militaire du renforcement du parti français.

 En avril, les otages de Toulon, depuis transférés à Marseille, adressent une lettre aux insurgés pour leur conseiller la soumission au roi de France. La réponse des Généraux corses temporise en développant un mémoire en défense et en soumettant leur ralliement à l’acceptation par le roi de France des doléances des Corses. C’est ni plus ni moins une reconnaissance du fait français. Entre-temps, les renforts débarquent à Bastia, portant la présence militaire française à 11000 hommes. La Balagne est bientôt intégralement soumise et les troupes françaises opèrent leur jonction sur tout le Nord de la Corse. Corte capitule le 21 juin, et les troupes françaises conquièrent le Niolo. En juillet, les principaux chefs corses dont Ghjacintu Paoli prennent le chemin de l’exil Fin juillet, seules quatre pièves du Delà des monts n’ont pas encore fait leur soumission. En octobre, tout est dit et, en novembre, les otages retenus à Marseille rentrent en Corse.

 
Période patate chaude et grosses embrouilles

 
L’inter-révolution que va connaître la Corse de 1740 à 1748 année du retour des Français constitue un entre-deux où les puissances méditerranéennes, l’Angleterre, l’Empereur d’Allemagne, Gênes, la Corse, le pape et même Malte vont développer des stratégies de blocage les uns vis-à-vis des autres sans qu’une orientation précise se dégage vraiment. Dans le même temps, les insurgés, ou ce qu’il en reste, vont déployer une activité morcelée, hésitante, tout en produisant à partir de 1743 et presque chaque année des textes institutionnels lors de plusieurs consultes. Mais ces textes sont mineurs et ne présentent que des variations de détail tandis que l’essentiel est oublié. Ainsi, n’y a-t-il rien sur le pouvoir législatif, rien non plus sur les modalités de renouvellement des institutions ou des représentations. Les pouvoirs militaires et judiciaires sont mêlés. Aucune continuité dans les institutions n’est prévue et les consultes réinventent et nomment de nouveaux membres des offices ou des commissions. C’est là plutôt une régression dans la prise de conscience nationale tandis que l’unité de commandement est inexistante.

 Du côté des puissances et de Gênes, rien ne décisif ne se joue, tout semble jeux d’ombres, chacun dissimulant ses projets dans le meilleur des cas, la plupart du temps beaucoup n’ont d’autres projets que d’empêcher la Corse de cesser d’être génoise pour tomber dans l’escarcelle d’une autre puissance. C’est, par exemple, la politique de l’Angleterre qui finira même par afficher une sérénité de façade en arguant du fait que personne n’osera prendre la Corse en sachant que l’Angleterre ne le veut pas ! Mais dans tous ces allers et retours diplomatiques, c’est le positionnement relatif de chacun en Méditerranée qui est au centre, personne n’envisage sérieusement l’hypothèse d’une Corse réellement indépendante.

 Premier pas de danse. Début 1740, à peine remise de Borgo, la France produit un mémoire à destination de Gênes qui pose le principe de l’hostilité définitive des Corses envers la République et qu’il convient seulement d’éviter que la Corse tombe entre d’autres mains. En reprenant des arguments déjà présentés l’année d’avant, les Français propose à Gênes de retirer ses troupes et de confier l’administration, la justice et la levée de l’impôt au Roi de France, contre la promesse d’une restitution ultérieure ; c’est le système qui sera finalement adopté 30 années plus tard, et qui n’est qu’une annexion déguisée. Gênes refuse et se tourne vers l’Angleterre pour obtenir sa garantie. Devant les risques d’une extension du conflit avec l’entrée en lice de l’Angleterre et de l’Espagne, la France et l’Empire d’Autriche envisagent une occupation conjointe de la Corse. En 1741, deux évêques corses sont nommés à Sagone et dans le Nebbio ; c’est une première depuis longtemps et le mérite en est attribué à la France qui bénéficie alors d’un engouement certain auprès des populations. Néanmoins, dans le même temps, la France agite la menace de son retrait, retrait qui risquerait de relancer la révolte, afin d’obtenir de Gênes que celle-ci accepte ses propositions. Ces menaces n’obtiennent pas l’effet désiré, et, dès lors, les Français organisent leur retrait qui sera complet et effectif en septembre de la même année, non sans avoir cédé des armes aux Corses.

 Deuxième pas de danse. Gênes fait des concessions dans un nouveau Règlement de gouvernement à l’assemblée des Nobles-Douze, enfin renouvelée en mars 1742, concessions qui sont repoussées par les mandants des représentants corses. Dans le même temps, Gênes envoie des renforts pour se prémunir d’un nouveau départ de feu de la révolte corse. Ce Règlement, finalement publié en novembre, prévoit le pardon pour les faits commis jusqu’en 1741, une remise d’impôt, l’officialisation d’une patente de port d’armes et l’abolition de la fameuse taxe des deux seini si les troubles cessent. Comme quoi, le principe de l’arrêt de la violence comme condition préalable n’est pas une invention récente… !

 Troisième pas de danse, ou Théodore, le retour. L’année 1743 voit le retour bref et sans débarquement du Roi Théodore, arrivé à bord de navires anglais. Ce retour excite les tentations de révolte, notamment lors de l’épisode du blocus d’Ajaccio qui tourna court, le Roi Théodore quittant finalement la partie au dernier moment. Dans le même temps, l’Angleterre dément avoir organisé l’expédition de Théodore mais souligne quelques temps plus tard être résolument opposée à toute cession de l’île, en particulier à l’Espagne ou à la France.

 Quatrième pas de danse. Les assemblées génoises donnent mandat à l’exécutif et au Sénat d’envisager toutes les hypothèses quant à l’avenir de l’île. Gênes envoie un autre message aux Corses dans une adresse en huit points qui lève les dernières réticences pour discuter des points litigieux  et accepte, de fait, leurs principales revendications. Les Corses répondent par un mémorandum très détaillé qui ne ferme pas la porte mais repousse toute acceptation formelle. Gênes envisage comme solution ultime, la cession de l’île au Roi de Sardaigne, voire à la reine de Hongrie !

 Et l’on continue comme cela, en 1744, avec l’affirmation lors de la consulte de Corte de la fidélité des Corses à… Théodore, tandis que les concessions génoises n’intéressent plus personne ; cela continue, en 1745, avec l’intérêt porté par le roi de Sardaigne à la question Corse qui promet aide et protection aux Corses au nom d’une coalition anglo-austro-sarde. Cette déclaration de guerre de fait à l’encontre de Gênes est suivie d’une série d’opérations sur terre et sur mer qui vise plus à encercler Gênes qu’à résoudre les questions corses ; Gênes capitulera en septembre 1746 avant de se libérer en décembre de l’occupation autrichienne. Dans ce même temps, la vacance du pouvoir tant génois que corse du côté des insurgés laisse libre court à la justice privée[7], tandis que, de leur côté les chefs corses se déchirent et prennent des décisions tactiques étonnantes comme l’évacuation de Bastia, sans mettre à profit l’affaiblissement de Gênes.

 En juillet 1746, une consulte cortenaise proclame l’indépendance ce qui confirme que la déclaration d’indépendance précédente n’avait pas de contenu concret. Cette dernière n’en aura pas plus. Et la même année, certains notables prennent des contacts avec Malte mais cette démarche n’aura pas de suite, elle illustre seulement que les Corses agissent comme l’abeille contre la vitre. Y a-t-il jamais eu véritable envie d’indépendance ? Le mot semble être utilisé comme une muleta pour exciter la charge et arracher de nouvelles concessions. La série des consultes de l’année 1747 le montre : celle d’Orezza, en avril, cherche une illusion d’unité nationale, en proposant à toutes les régions rétives des aménagements dans leur engagement (comme pour le Cap Corse) ou l’oubli pour les « traîtres » (les pro-génois) sans compter un appel à l’adresse de l’au-delà des monts ; celle de mai à Ornano, où les partisans de Gênes sont absents, mais où on ne parvient pas à trancher entre modérés et « nationaux ».

 Dans le cadre du déroulement de la guerre de succession d’Autriche, les Espagnols et les Français tiennent les Autrichiens et les Piémontais à distance de Gênes durant cette même année. La France veut soulager Gênes de la pression des Corses en incitant fermement ceux-ci à la négociation, ce qui est reçu favorablement par certains. Les Anglais commençant à s’intéresser plus nettement à l’avenir de l’île, la France prépare une seconde intervention. Le débarquement des Autrichiens et des Piémontais à Saint-Florent en mai 1747 précipite la décision.

 
Les Français, des « grands frères » un peu trop protecteurs

 
L’esprit de la seconde intervention est mieux affirmé qu’en 1738 ; ainsi, trois objectifs sont assignés au marquis de Cursay chargé d’investir Bastia. Le premier objectif est purement militaire tout en constituant un message déterminé à destination de la République de Gênes, il s’agit de conserver au Roi les principales places maritimes. Le second et le troisième objectif sont politiques et sont à l’adresse des Corses, il s’agit alors de mobiliser le parti pro-Génois et le parti pro-Français tout en faisant une démonstration de force vis-à-vis des insurgés, cependant sans parler de soumission à la République. La proclamation de juin 1748 confirme cette orientation en soulignant le rôle protecteur et médiateur que les Français entendent jouer. Si les « nationaux » restent sur leur quant-à-soi, des scènes de fraternisation entre les troupes françaises et la population corse ont lieu.

 C’est alors que le traité d’Aix-la-Chapelle met fin à la guerre de succession d’Autriche et stipule une amnistie générale ainsi que le retour de la Corse à la république génoise. Les chefs corses acceptent les conditions de l’armistice en souhaitant néanmoins garder la main sur l’administration de la justice. La fin de l’année est assombrie par la révélation de faits de concussion affectant l’un des trois chefs corses, Matra, ce dernier s’enfuyant. En décembre, affaiblis par le scandale Matra, les « nationaux » déclarent officiellement être prêts à recevoir la loi du Roi de France, et une assemblée générale de Corse sous présidence française est prévue à Corte pour le 14 janvier 1749. Cette consulte adopte avec enthousiasme l’embryon de constitution qui lui est proposée : reconnaissance de l’autorité du Roi de France qui commande et légifère avec quinze représentants qualifiés des communautés des pièves. Néanmoins, très rapidement, la conformité au traité d’Aix la Chapelle du statut de l’île est réaffirmée par Cursay. Ce n’est donc pas l’annexion au Royaume mais un protectorat au profit du maintien de l’île dans la république de Gênes avec un Règlement le plus avantageux possible. Les Corses sont déçus mais acceptent en sollicitant le maintien pour au moins dix années des troupes françaises dans l’île. Pendant la négociation du Règlement de gouvernement avec Gênes, la consulte d’Orezza de juin 1751 vote une constitution pour un gouvernement indépendant (et de trois !) après le départ des Français.

 Après de nombreux incidents  entre Génois et Français, l’attitude par trop favorable aux Corses de Cursay est désavouée par la France et ce dernier arrêté. Les Français finissent par évacuer l’île en février 1753, Entre-temps la consulte d’Orezza de janvier a élu Ghjuvan Petru Gaffori général, mais rien n’est véritablement sous contrôle, les consultes se succèdent proclamant adhésion à la République de Gênes, interdisant l’administration de la justice aux Corses de l’intérieur de l’île, tentant des réconciliations entre familles, tandis que les députés désignés par la consulte d’Alisgiani chargés de trouver des accommodements avec Gênes transmettent des propositions en réalité inacceptables pour la République. En outre, les institutions mises en place aggravent les défauts de la représentation nationale avec confusion des pouvoirs exécutif et judiciaire, ou l’institution d’une autorité suprême de… trois cents membres ! Cette année très embrouillée est marquée, en outre, par l’assassinat sordide de Gaffori. Devant le désordre qui règne dans le camp des insurgés et le désintérêt des puissances européennes, et alors qu’un nouveau commissaire génois est nommé [8], nanti d’instructions modérées, pour la première fois, des voix s’élèvent pour solliciter le retour de Pascal Paoli, fils de Ghjacintu.

 C’est d’ailleurs à compter de ce moment que les mouvements affectant l’île vont se précipiter au sens chimique du terme et regrouper un parti de l’indépendance plus crédible que tout ce qui a pu se présenter jusqu’alors. Déjà la consulte de Sant-Antone di a Casabianca en juillet 1755 qui élit Paoli général en chef de la révolte, écarte Matra partisan d’un arrangement avec Gênes. Ce dernier s’oppose militairement à Paoli et se jette dans les bras génois, continuant ainsi la valse hésitante mais habituelle des clans corses. Du côté paoliste, la consulte de Corte de novembre constitue la première véritable constitution corse consacrant la séparation des pouvoirs et manifestement inspirée par Montesquieu. Il reste assez exagéré, toutefois, de prétendre que la Corse a totalement innové, le Rikstag suédois ayant déjà présenté dès 1719 des caractères similaires à ceux de la Diète corse créée par Paoli, sans parler du Parlement anglais, même si dans ce dernier cas le monarque conservait le privilège de nommer le premier ministre.

 Pendant cinq ans, les positions militaires vont rester équilibrées, situation que Paoli va mettre à profit pour compléter les structures institutionnelles et développer l’activité économique. A compter de 1760, les indices de souveraineté se multiplient y compris sur mer où la Corse déclare la guerre maritime à Gênes. Mais ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas d’une réelle indépendance mais plutôt d’un pays soumis à deux autorités où Gênes est de plus en plus acculée d’autant que la France s’apprête à remettre le pied sur l’île pour la quatrième fois[9], ce qui se réalisera en décembre 1764. En 1767, Gênes, de guerre… lasse, offre la pleine suzeraineté de l’île au royaume de France, ce que Choiseul signifie à Buttafuoco, l’envoyé de Paoli, en janvier 1768 [10].

 Que retenir de cette aventure, sinon que la longue révolte armée contre Gênes ne fut ni constante, ni générale dans toutes les pièves et que de nombreux Corses restèrent hésitants ou fermement attachés à la République. Jusqu’en 1755, les révoltes se cantonnaient dans une attitude de rejet de Gênes, et encore, insistons, ce fut loin d’être partagé par tous les Corses, mais sans véritable projet national alors que les projets constituants se limitaient à des questions d’organisation, de rapatriement des ressources dans l’île ou d’administration de la justice. Les doléances corses restaient centrées sur les questions économiques et fiscales et sur la question des moyens de la justice, et donc, en l’absence d’une véritable équité dans l’administration génoise de la justice, les doléances renouvelaient à l’envi les revendications sur la suppression des deux seini et la liberté de port d’armes. Cette absence de véritable perspective conduisait tout naturellement les Corses à rechercher un nouveau maître plutôt qu’à être maîtres d’eux-mêmes.

 Ce fut sans doute l’apport majeur de Paoli que de proposer une perspective plus large. Cependant peut-on affirmer pour autant que les Corses ont connu un moment d’indépendance dans les quelques années qui ont précédé le transfert de souveraineté ? Et Paoli, lui-même a-t-il toujours  recherché l’indépendance ?

 

Perspectives ?

 

La révolution de Corse, qui ne mérite son nom que sur la fin, nous est présentée par beaucoup comme ayant fortement influencé les autres révolutions, à commencer par l’américaine. Sans doute, les institutions paolines n’eurent pas de suite en Europe, ni au plan politique, ni au plan des idées, l’essentiel ayant déjà été écrit par Montesquieu et Rousseau qui d’ailleurs les inspirèrent. Il ne faut pas davantage se fier à la célébrité soudaine de l’île de Corse dans les salons des lumières. La propagande de Voltaire vise plus à fustiger le pouvoir absolu qu’à porter une petite nation sur les fonds baptismaux, et Rousseau n’eut guère de suite dans les idées. Les corsistes promènent volontiers la figure de ce dernier qui, pourtant, ne donna pas plus de suite à ses échanges avec Buttafuoco sur le sujet, en mettant en avant la place centrale de la Corse dans ses réflexions du chapitre 10 du livre 2 du Contrat social : sept lignes dans l’édition de 1762.

 Par ailleurs, s’il semble bien que le régime de Paoli a été connu des Américains, notamment de la loge bostonienne des " Fils de la Liberté " et si Paoli ou la Corse connurent une certaine postérité américaine dont témoignent quelques noms de villes, il est parfaitement hasardeux de penser, et beaucoup de Corses en sont, à tort, persuadés qu’ils soient ou non nationalistes, que la Constitution des Etats-Unis en est issue.  Dans une conférence déjà citée, Dorothy Carrington indique qu’ayant épluché le procès-verbal de la Convention de Philadelphie de 1787, connu sous le nom de "Madison’s Debates" elle n’y a rien trouvé, lié de près ou de loin à la Révolution de Corse, à Paoli, à l’île de Corse. En ayant vérifié moi-même[11], je peux ajouter que l’Angleterre et la France font l’objet d’analyses comparées, notamment sur la forme de gouvernement, le poids de l’exécutif ou la vénalité des charges (journée du 2 juin), de même les Pays-Bas (journée du 4 juin) mais rien sur l’exemple corse ; en outre d’autres délégués comme Rufus King ou Alexander Hamilton ont écrit leurs propres compte rendus  là encore sans rien dire de la Corse. Mieux encore, strictement aucun des textes et débats constitutionnels ne fait mention de la Corse et de son histoire ! Désolé, mais s’il y a des ressemblances, elles sont la conséquence d’être issue d’une même source, Montesquieu encore et toujours.

 

De ces quarante années de Révolution, il nous faut retenir quinze années seulement de tentative révolutionnaire. Ces années largement dominées par la figure de Paoli ne furent pas pour autant des années où se fédérèrent les énergies des populations de l’île. Beaucoup s’opposaient à Paoli ; ce dernier, on le verra, n’était pas exempt de tendances autoritaires, les vendettas sévissaient à un tel point que l’essentiel de l’œuvre institutionnelle relève, en réalité, du droit pénal et de l’établissement de procédures pénales, enfin le parti français se renforça très vite et très fortement.

 




[1] Luigi Giafferi (1668 – 1745), après des commencements dans le camp des notables conciliants vis-à-vis de Gênes, il prend partie pour les insurgés et se révèle un des nationaux les plus actifs de la période pré-paoliste

[2] Institution datant de la période génoise qui faisait le lien entre les Corses et l’Autorité et qui sera maintenue après l’annexion au Royaume de France

[3] Nommé en mai 1728 en pleine année de disette

[4] Ainsi Dorothy Carrington, in. conférence de Cerbione, 1er avril 1989

[5] Si l’on excepte une très brève apparition en septembre 1738 !

[6] Boissieux est à l’agonie, il décédera six semaines plus tard, dans la nuit du 1er au 2 février 1739.

[7] Hâtivement contrée par une démarche de pacification à l’initiative des Corses eux-mêmes, les fameuses tournées de paceri, chargés de faire conclure des traités de paix villageois

[8] Giuseppe Maria Doria, en poste de 1754 à 1759

[9] Après une brève incursion de novembre 1756 à avril 1759, destinée à contrer les visées britanniques

[10] En mars, le Roi informe Gênes de son acceptation sous la forme d’un « prêt » selon des conditions qui se retrouveront dans le traité de Versailles (15 mai 1768).

[11] Voir liste des « papers » de la convention de Philadelphie,… tous consultés !


[ chapitre précédent ] [ chapitre suivant Paoli, quel Père, pour quelle Patrie ? ]


C’est une histoire de mythes et d’identité : la question corse qui fait souvent l’actualité
a tordu la mémoire des faits. Le tout grâce à la
réécriture de l’Histoire de l’île et à la mythologisation de la langue


Allons plus loin déshabillons le paon pour découvrir le poulet qui est dessous. La Corse fut-elle le phare des Lumières ? Y-a-t-il eu une Corse vraiment indépendante et que voulaient les Corses sous Paoli ?


La Corse s’est ralliée. A-t-elle combattu ? La Corse eut-elle un comportement si différent des autres provinces de la République française ? Le ralliement fut-il facile ? A-t-elle cru se découvrir un destin ?


La petite île a-t-elle voulu donner des gages ? S'est-elle imaginé un Empire par
procuration ? Lors de l'occup', fut-elle exemplaire ? A-t-elle des leçons à donner ?

Une fois l’Empire colonial effondré, que devient la petite île ? Veut-elle s’en retourner à son passé glorieux mais confisqué et veut-elle enfler ses mythes pour les vendre à l'encan ?


Les mythes se portent bien, ils se sont même diffusés partout. Faut-il en rester là et faire du chantage à la Dette ? Ou bien, au contraire, est-il possible que l'île envisage de sortir du mythe et arrive à affronter la réalité du monde moderne ?


Pour approfondir un peu...

Mystères de la démographie

Combien de corsophones ?

Cartographie des révoltes

La taxation des échanges

La question des pertes de la guerre de 14-18

Un sort différent fait aux Corses pendant la Der des Der ?

La question foncière

Quelques sources

La convention de Philadelphie | quelques données sur les îles | la question sarde | le tableau des expatriations nettes | la constitution de 1735 | alphabétisation des conscrits 1878 | mobilisables 1911/-1921 |

Les Plumes du Paon
pour les pressés !!

© Les Plumes du Paon Mentions légales