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HISTOIRES CORSES                                                                                                                                                                NE NOUS RACONTONS PAS D'HISTOIRES

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La petite île a-t-elle voulu donner des gages ? S'est-elle imaginé un Empire par
procuration ? Lors de l'occup', fut-elle exemplaire ? A-t-elle des leçons à donner ?

La guerre de 14 18, un mythe Janus !

 
La guerre de 14-18 possède une aura mythique particulièrement puissante, illustrant le rôle particulier qu’y auraient tenu les Corses, faisant d'eux des citoyens à part. Cet avis rencontre l'unanimité dans la société corse quelle que soit l'orientation politique de celui qu'on interroge. Il s'agit bien d'un sacrifice que l'on évoque, à ceci près que ce terme revêt deux acceptions, le sacrifice consenti voire recherché ou bien, à l’inverse, le sacrifice imposé. Toute la différence est là.

 Longtemps, et mon enfance en fut nourrie, les Corses ont vanté le "pacte de sang" qui liait définitivement la Corse à la mère Patrie (entendez ici la France). Preuves en étaient les villages vidés, la présence des Corses sur les théâtres les plus exposés, ou bien encore un taux de mortalité record. La Corse, pourtant située aux marges de l'Empire, avait ainsi payé le prix du sang le plus élevé loin devant toutes les autres provinces. En outre, ce pacte s'est doublé d'un autre pacte, celui liant la Corse à l'Armée et à l'Empire colonial. Sans doute, les Corses étaient-ils déjà bien représentés dans l'armée coloniale, et les emplois les plus prisés des expatriés étaient ceux de l'administration. Si, au tournant du siècle, les Corses continuaient encore, pour une grande part, à vivre et travailler en Corse malgré les premiers effets de la crise agricole, ils le pouvaient grâce au développement de l’emploi public dans l’île. Ainsi, au recensement de 1911 on comptabilise près de 1800 membres du corps enseignant et plus d’un millier de fonctionnaires Douanes-Police-Contributions. Si l’emploi agricole reste très pesant, 65555 individus soit les deux tiers de la population active de l’époque, le secteur public commence à prendre de l’importance pour combler le déficit d’emplois des hommes adultes qui vont chercher hors de l’île leurs moyens de subsistance avec la confirmation de la déprise agraire et la fin de l’économie d’auto-subsistance et alors même qu’aucun décollage industriel n’a véritablement eu lieu.

 Les lacunes des données statistiques ne permettent pas de distinguer les emplois coloniaux, ni même la part des emplois administratifs occupés par les Corses sur le Continent, mais sur ce dernier point on peut conjecturer sans risque de se tromper que le nombre d'emplois pour le service des seules administrations départementales reste négligeable, l'essentiel des offres se situant sur l'autre rive de la Méditerranée. Notons que la tentation de régler la question de l’emploi civil perdure jusqu’à nos jours et il ne faut pas chercher plus loin l’origine de la création des deux départements et de la région en 1975, laquelle a pour effet et pour principal motif de tripler les emplois administratifs, compte tenu du développement des services extérieurs de l'Etat depuis le début des années Soixante, et donc de « rapatrier » les emplois publics sur l’île accentuant par là l’effet d’éviction du marché de l’emploi « privé », ce qui était le but recherché.

 De leur côté, les nationalistes ont repris ce thème du sacrifice, mais cette fois, en lui donnant une acception passive, celle du sacrifice imposé par l'Etat colonial français. En effet, une comptabilité morbide des morts au champ d'honneur n'a que la signification qu'on veut bien lui prêter. Et le pacte de sang devient la dette de sang, dette que la France a contracté vis-à-vis de la Corse, en envoyant sur les théâtres les plus exposés, des mobilisables de 17 ans ou des pères de six enfants. Bref, le soldat corse ne fut pas traité en citoyen mais en sujet colonial. Et il ne faut pas s'étonner du taux de mortalité effroyablement élevé qui en a résulté.

 Pour commencer, de quel taux de mortalité parlons-nous ? Ici, dans l’île, beaucoup tiennent pour acquis que 40 à 50 000 soldats sont morts aux combats et tout le monde est d'accord pour considérer qu’un minimum de 20000 à 25000 tués est un ordre de grandeur non négociable[1]. Ce discours est accepté par tous, qu’il provienne des parangons du pacte de sang ou qu’il soit le refrain de ceux qui se reconnaissent une sensibilité nationaliste. Ce n’est pas sans convaincre certain ancien premier ministre de la Cinquième République qui reprend ce thème (toutefois sans donner le chiffre en question, scrupules… ?) dans un article donné au journal le Monde, le 31 août 2000.

 Comment ces chiffres sont-ils obtenus ? Dans tout mythe louangeur ou accusatoire, les chiffres sont toujours "ronds" et "gros", c'est la loi du genre. Mais il y a souvent un essai de justification : ici on sommera tués et blessés, là on incorpore les familles déplacées, ou bien on y ajoute comme pour la guerre d'Algérie les orphelins sous un vocable générique (martyrs, par exemple) qui a surtout la vertu de permettre à son sens de glisser : le lecteur interprète ainsi le terme volontairement flou, le martyr qu’est tout opprimé [puisqu'il est témoin vivant de l'oppression, au sens étymologique du mot], dans son sens le plus radical, tout martyr est mort. En Corse, le chiffrage du martyrologe est probablement issu de deux manières d’évaluer : l'addition de pertes de diverses origines quel que soit le degré de gravité ou bien encore un calcul indirect comparant la population avant guerre selon le recensement de 1911 (population présente) sans correctif et sans tenir compte des mouvements naturels ou migratoires avec le décrochage supposé (hypothèses INSEE et Damiani) et daté des années vingt. Or de nombreux travaux montrent que ce décrochage fut antérieur[2]. C’est ainsi que l’on conforte des chiffres qui servent à marquer les esprits et à fixer définitivement les mémoires.
 

Tentons une évaluation au risque de remettre en cause bien des certitudes

 
Le recensement de 1911 relève que la population (légale) corse insulaire s'établissait à 289 000 habitants. Le premier recensement de l'après guerre (1921) indique 282 000 habitants soit une perte de 7000 habitants seulement, à comparer au déficit de 15000 individus sur le fondement de la notion de population présente.

 Le tableau donné dans le cartouche "mystères de la démographie" nous propose beaucoup d'indications et, en particulier, il nous dit que de recensements en recensements, le chiffre officiel de la population de l'île reste stable autour de 290 000 entre 1890 et 1910, il augmente même un peu en 1900 (295 000 habitants) pour frôler la barre des 300 000 habitants. Or nous savons que le nombre d'engagés corses dans l'Armée ne cesse de croître pour se maintenir à un étiage constant de 5000 unités à la veille du conflit. La même constatation peut être faite pour  les emplois sur le Continent avec les effets de la crise agricole à partir de 1890. C'est pourquoi nous avons considéré les chiffres des « présents » pour tenir compte de ces phénomènes, sauf à considérer que la population insulaire pouvait croître de façon naturelle de 15000 unités entre 1869 et 1912, soit un taux d'accroissement naturel de 5 % pour équilibrer les migrations vers le Continent ou l'Armée. Hypothèse irrecevable à une époque où la population française dans son ensemble stagnait. Notons que divers redressements (notamment ceux de Renucci et Kolodny donnent une fourchette de 245 000 à 270 000 habitants en 1911).

 Ainsi donc, il faudrait retenir non pas 289000 habitants en 1911 mais au mieux 270000 habitants, selon le travail d’évaluation à partir des données de population présente dans les recensements (Kolodny). Le calcul d’évolution théorique de la population présente (si le conflit n’avait pas eu lieu) doit prendre en compte le solde migratoire cumulé propre (expatriation nette des résidents), le solde des mouvements migratoires affectant les étrangers ainsi que le solde naturel. Le calcul ainsi établi propose une population théorique de 262000 habitants comparés aux 255000 habitants recensés sur la base de la population présente soit une population manquante d’environ 7000 âmes[3] qui n’est pas méthodologiquement reliée à la population manquante des deux recensements « population légale », sauf à considérer que le critère de population légale garde la mémoire des Corses où qu’ils se trouvent…

 Néanmoins, pendant la période de l’immédiat après-guerre, eut lieu un « Grand Dérangement » à la Corse, à savoir que se sont produits deux phénomènes migratoires d’importance : le maintien sous les drapeaux de Corses optant pour la carrière militaire renforcés par des arrivées des nouvelles classes d'âges sur ce marché de l'emploi militaire et une envolée des flux migratoires vers le littoral et le Continent en raison de la déprise agricole. C'est au total, plusieurs milliers d’emplois supplémentaires hors de Corse qui seront tenus par des insulaires au début des années Vingt, accentuant par là même l’impression d’un déficit exceptionnel, sans équivalent ailleurs[4].

 Dès la fin de la guerre, toutes les communes de France ont voulu mesurer la profondeur de la blessure quitte à faire feu de tout bois pour montrer son patriotisme, forcément plus intense que celui du voisin. Ainsi, le recensement des Maires de France effectué à partir de 1920 sur l'ensemble des communes de France en vue de l'érection des monuments aux morts a-t-il souvent comptabilisé les enfants du pays même ceux partis depuis longtemps[5], et même les enfants des enfants, les malades, les accidents, la grippe espagnole, la Guerre du Rif. Pour la Corse nous obtenons un chiffre de 9800 tués ou disparus, chiffre qui reste encore relativement raisonnable. En revanche, pour l’érection du monument aux morts d’Ajaccio, en 1926, c’est le chiffre de 10380 morts qui est proposé à la mémoire des hommes.

 Le recensement terminé en 1923 propose in fine le chiffre actuellement retenu par la Préfecture de Région, qui avance le chiffre de 11325 tués. Aujourd’hui encore, le relevé nominatif des monuments aux morts en 2006 par des bénévoles pour le compte d’associations généalogiques confirme l’évaluation traditionnelle avec des données extrapolées à 11700 décès[6]. Mais en 1933, le discours d’inauguration de la borne sacrée des Sanguinaires à Vignola (mais pas la borne elle-même) fait mention de 48000 morts. Le chiffre n’a aucun sens pour une île qui a mobilisé 44098 soldats et même si l’on prend en compte les engagés, soit plus de 52000 soldats, aussi n’est-il repris que dans des sites de l’internet malheureusement très visités. Une dernière recension engagée en 1998 nous propose 9689 morts d’août 1914 à novembre 1918 (d’après la Direction départementale des anciens combattants) ce qui montre une inflexion par rapport au « vieux chiffre » de la préfecture même en défalquant les décès de 1919 dans les hôpitaux.

 Alors, face à cette avalanche de chiffres, entre 10000 et 48000 morts, quel est le bon chiffre ? On a vu que les calculs théoriques tendent à plus de modérations. Qu’en est-il de la réalité, celle au moins que l’on peut détecter dans les archives dès lors que la mémoire est trompeuse ? Ainsi, en prenant la peine de compulser les archives départementales et de dépouiller l’ensemble des livrets matricules[7], c’est un chiffre beaucoup plus bas qui se découvre : 8007 morts par le fait de la guerre de 14-18 ! Voilà qui renforce l’impression d’exagération des chiffres que nous venons de dénoncer, exagération qui trotte pourtant encore aujourd’hui dans les esprits. Comment passer de l’un à l’autre ? En fait, les recensements en vue de l’érection des monuments aux morts repose en partie sur le témoignage des familles et incluent des décès qui n’ont pas ou peu de rapport avec le conflit ou bien qui sont comptés deux fois. Citons pêle-mêle :

-         des décès dus aux maladies contractées hors période de guerre

-         des accidents pendant le transport

-         des décès datés de 1919, 1920 et au-delà alors que l’administration n’acceptait d’enregistrer que jusqu’en juin 1919 les décès des suites des blessures ou du gaz

-         des décès lors de Campagnes  de répression de soulèvements, en Tunisie ou au Maroc avec un record absolu dans la guerre du Rif marocain (1921 – 1926)

-         les doubles comptes, savoir l’inscription au titre de la commune de naissance et au titre de la commune d’incorporation sur l’île

-         les expatriés, mobilisés dans d’autres départements

 Essayerai-je de bâtir un pont arithmétique en imaginant ce que pourrait donner l'addition des tués et blessés avec les décès dus à d’autres causes comme la grippe espagnole, ou l’anticipation des phénomènes migratoires ou l’oubli des soldats qui ont rempilé.  Je pourrais alors ajouter des chiffres, sommer des colonnes et retrouver des chiffres mythiques mais l’opération est sans aucun intérêt car elle revient à vouloir expliquer un écart qui n’existe que dans l’imaginaire collectif. Le péché originel de la plupart des sites « d’opinion » sur l’internet, à savoir l’absence de mention des sources, vient relayer le vieil impact de la tradition orale très en honneur sur l’île. Même les auteurs les plus critiques vis-à-vis des mythes corses se laissent parfois emporter, tel Nicolas Giudici qui accepte le chiffre de 20 000 tués sans autre inventaire[8]. Les monuments aux morts sont des bornes sacrées de la mémoire mais ils ne présentent strictement aucune garantie de fiabilité, ni en Corse ni ailleurs sur le Continent où là aussi les errements dénoncés se sont produits[9].
 

Une Corse dans le lot commun

 
A ce point de notre analyse, il nous faut revenir encore une fois sur l'opinion commune, cette fois sous l’angle la place de la Corse dans le martyrologe de la Grande Guerre. Les données issues de la comparaison des recensements qui encadrent le premier conflit mondial, ceux de 1911 et de 1921[10], placent la Corse au 75è rang des départements français au regard du déficit démographique, toutes causes confondues. Même en tenant compte des chiffres redressés, ce rang, dans l’hypothèse la plus pessimiste, ne peut être rehaussé au-delà de la 66è place, ce qui signifie que 65 départements continentaux au moins ont connu un effondrement démographique plus intense que celui de la Corse. Pour un certain nombre, l’explication par la fuite des réfugiés pendant le conflit est pertinente ; c’est le cas pour les départements du Front, ainsi la Meuse qui perd un quart de sa population, l’Aisne qui en perd un cinquième ou bien encore la Marne, et ce au profit de la Seine et de la Seine et Oise qui « gagnent » 360000 habitants.  Mais d’autres régions connaissent, elles aussi, de véritables saignées qui ne peuvent pas être expliquées par le phénomène des réfugiés (elles sont éloignées des combats) et l’impact de la déprise agricole est insuffisante s’agissant d’une seule année entre la fin des combats et la date du recensement d’après-guerre. Parmi ces régions, citons la Bretagne, la Savoie, le Massif Central, certains départements du Sud-Ouest et du Midi. La Corse n’est donc pas un cas exceptionnel, elle n’a rien de spécifique et se positionne, à peu de chose près, dans la moyenne nationale.

 Pour assurer notre propos, examinons maintenant les statistiques des populations manquantes au recensement de 1921 après prise en compte de tous les mouvements démographiques. Là encore la situation des dix départements du front est typique en ce que les populations concernées ne sont pas encore revenues, et de toute manière, la tenue des registres d’état-civil ne permet pas une approche suffisamment documentée[11]. De même certains départements présentent des résultats excédentaires, notamment en région parisienne, signe d’un afflux de réfugiés, de démobilisés, de soldats hospitalisés qui n’a pas encore eu le temps de se résorber. En revanche, si l’on considère les départements ruraux et montagnards, force est de constater que la population manquante (qui est corrélée aux pertes militaires) n’atteint pas les plus hauts sommets en Corse. Dans l’île, et sur la base du calcul de population présente reconstituée, plus de 7100 individus manquent à quoi il faut ajouter 250 décès de militaires rapatriés ce qui n’est pas éloigné des 8007 décès évalués par ailleurs, compte tenu d’un niveau d’expatriation sans doute légèrement surévalué. Pour affiner l’analyse et prendre en compte la stabilisation des mouvements migratoires sur le long terme, il faudrait prolonger le calcul jusqu’au recensement de 1926 avec un risque d’incertitude accru.

 Le taux de mortalité habituellement retenu est celui des décès rapportés aux engagés (nombre de morts ou disparus aux combats / classes d'âge engagées comprenant les mobilisés et les volontaires). A noter qu’un taux excluant les volontaires (décès rapportés aux effectifs masculins des classes d'âge mobilisable hors volontaires) s’il était possible de l’évaluer pour l’ensemble des départements nous renseignerait sur l’impact spécifique du fort volontariat qui fut constaté lors des opérations d’appel des classes en Corse. Pour l’ensemble des départements, aucune statistique à ce jour n’a été établie[12] et nous ne disposons que d’une évaluation par région militaire qui doit être maniée avec précaution[13].

 Dans le cas de la Corse, le travail de dépouillement ayant été fait, nous pouvons retenir le chiffre de 8007 ; dans ce cas, le taux de mortalité de situe à 15,2 % (sur la base de 52441 engagés et mobilisés hors service auxiliaire) ou 19,5 % sur la base des seuls mobilisés, en bref un taux comparable voire légèrement inférieur à la moyenne française qui varie selon les hypothèses et l’inclusion ou non des pertes de l’Empire colonial entre 16 % et 17,3 %. Nous sommes loin des chiffres habituellement cités mais qui incluent d’autres morts que ceux des mobilisés en Corse.

 On observe que la Corse ne présente pas un taux lui permettant de revendiquer sans discussion la première et sinistre marche du podium, et d’autres régions pourraient se plaindre d'avoir plus été exposées par l'Etat colonial français que les Corses ! D’ailleurs, les autres provinces ne se privent pas de développer des discours qui ressemblent à la litanie du martyrologe corse. Ainsi, prenons le cas de la Bretagne où l’on évoque 240 000 morts d’après le député du Morbihan Joseph Cadic (1927) voire 300 000 selon certains chiffres donnés en 1971. Le recensement des monuments aux morts vérifie près de 119 000 tués, mais curieusement ce chiffre est lui-même mis en doute sans préciser véritablement la source[14] au profit d’un chiffre « raisonnable » de 150 000 morts soit 22 % des mobilisés. Décidément le chiffre de 22 % plaît partout (on a vu qu’il est souvent repris pour le comparer aux 16-17 % de la moyenne nationale pour traiter du cas de la Corse[15]).

 Pour finir, la Corse se distingue peu de la moyenne nationale si l'on rapporte le nombre de décès à la population totale soit 3 % à comparer aux 3,2 % France entière.  Même en tenant compte du chiffre habituellement reçu de 11325 décès, le taux est porté à 4,2 %. Dans ce dernier taux, l’écart à la moyenne est plus faible que lorsque le chiffre est rapporté à la population militaire mobilisée. En effet, dans ce cas les spécificités corses comme le contingent colonial et le volontariat ont un impact amoindri, le dénominateur étant nettement moins spécifique. En outre, la structure des pyramides des âges est défavorable à la Corse sur ce plan, avec une proportion de femmes plus importante qu'ailleurs (1023 femmes pour 1000 hommes contre 1014 pour l’ensemble des départements[16]) alors que ce n’était pas le cas dix ans plus tôt, et où une proportion de population non engagée se révèle plus importante lorsqu’on compare les pyramides des âges de la Corse et de la France entière pour les moins de quinze ans[17] ou l’on observe un net creux démographique des classes d’âge entre 25 et 60 ans comparé à la pyramide France entière. En bref, la proportion de non engagés (classes jeunes ou âgées, ainsi que les femmes) « aplatit » le différentiel de taux lorsque celui-ci incorpore au dénominateur la population entière[18].

 Il subsiste deux biais. Le premier qui est commun à l’ensemble des départements consiste en ce que les Corses résidant sur le Continent sont comptabilisés parmi les mobilisables de leur département de résidence, ce qui est normal, mais lorsqu’ils sont tués au combat, sont enregistrés au titre du département Corse et figurent en bonne place sur les monuments aux morts des villages de l’île. En d’autres termes, le biais du comptage errant, bien connu dans les recensements effectués sur l’île jusqu’en 1982, fait ici des ravages. A ce compte, le taux de mortalité est nécessairement surestimé.

 J’ai longtemps cherché un lien entre le caractère rural et l’exposition au danger des départements concernés, ou bien encore le caractère « montagnard ». Hormis l'impact conjoncturel du rapatriement de nombreux ouvriers des industries d'armement fin 1914, par définition en faveur des régions urbaines et industrielles, tout cela n’avait pas de sens au vu du bilan global du conflit; en revanche lorsqu’on analyse la situation des Landes, des départements bretons, de la Corse puis de l’ensemble des départements des régions militaires en mettant en regard taux de mortalité et taux de migration (solde migratoire masculin / population active masculine) à la veille du conflit, selon les chiffres du recensement de 1911, on observe une corrélation troublante. Et l’on comprend pourquoi, dès lors que le numérateur prend en compte les migrants tandis que le dénominateur les ignore : les départements d’émigration vont connaître une sur-évaluation du numérateur tandis que, symétriquement, les départements d’immigration comme la Seine ou la Seine et Oise vont connaître une sous-évaluation. Si l’on met en relation taux d’expatriation nette et taux de mortalité, le coefficient de corrélation (R=76%) est statistiquement significatif[19].

 Pour redresser ce chiffre, il faudrait soit ajouter au dénominateur les mobilisés corses enrôlés au titre des départements du Continent soit, de façon plus rigoureuse, défalquer le nombre des Corses du continent tués au combat du nombre des tués enregistrés dans les recensions de l’après-guerre. Aucune discrimination n'étant opérée sur l'origine puisque les Corses sont citoyens français et non sujets français comme pouvaient l'être les Musulmans d'Algérie qui n'avaient pas été naturalisés, tout naturellement il n’est guère possible de défalquer des listes des monuments aux Morts les noms des Corses du continent. Le rapprochement des noms pourrait, à la rigueur, le permettre mais ce travail n’est pas fait, il n’est pas sûr qu’il puisse l’être[20]. En fait, nous rabattre sur la solution du dénominateur augmenté des mobilisés du Continent présente des difficultés symétriques de repérage de la population à « rajouter » cette fois. Aussi nous nous contenterons d’une approche par la notion de taux d’expatriation nette des « mobilisables ». Les évaluations créditent la diaspora corse au début du siècle (1911) d’environ 52 500 individus sur le Continent. Les données relatives à la population professionnelle masculine présente sur le continent au recensement de 1911 nous donne une première approche de la population mobilisable à peu de chose près hors contingent de l'armée d’active et de l’armée coloniale, soit un total de 22 000 hommes environ, le reste étant constitué par les enfants, et… une marge d’incertitude acceptable dès lors qu’on raisonne en taux. En effet, la même marge inexpliquée se retrouve au numérateur des expatriés nets comme au dénominateur des « résidents ». Si l’on retient ces hypothèses, on peut estimer un coefficient correcteur du taux de mortalité des mobilisés qui n’est plus que de 16,6 %, à quoi il faudrait, pour être complet, retrancher les autres facteurs (double compte, accidents, maladies, etc.).

 Le raisonnement par les taux a l’avantage d’être facilement applicable à l’ensemble des départements et donc des régions militaires. De fait, la correction effectuée sur les statistiques des régions militaires donnent un résultat encourageant avec un écart-type qui chute de 2,5 points à 1,7 points (la somme des écarts en valeur absolue est, elle, presque divisée par deux ![21]). D’une certaine façon, il y a donc bien un lien structurel entre ruralité et taux de mortalité mais ce lien est une illusion d’optique, un biais statistique opéré par le contingent de migrants.

 Dans le cas spécifique de la Corse, un second biais demeure, celui des Corses engagés dans l’Armée, notamment l’Armée coloniale, et qui, de ce fait, sont comptabilisés comme tués au combat, certes, mais non parmi les mobilisés de l’île, si leur cantonnement n’y était pas. Le nombre d’engagés étant d’environ 3000 hommes[22], le taux de mortalité descendrait même en deçà de la moyenne nationale, rendant ainsi définitivement non lisible le chiffre du martyrologe corse.

 Cependant, et malgré tous ces correctifs, y a t-il eu une politique spécifique de l'Etat à l'égard des Corses, malgré un effet somme toute modéré voire nul ?
 

Les Corses ont-ils été traités en sujets et non en citoyens à part entière ?

 
Examinons tout d'abord la question des âges d'incorporation. Les nationalistes soulignent dans leurs publications ou leurs sites Internet, la réglementation particulière qui fut appliquée à la Corse tant sur l'âge de mobilisation avancée à 17 ans que sur l'incorporation des pères de six enfants. La nature juridique des actes qui auraient permis un traitement différent des Corses n'est d'ailleurs pas du tout établie dans ces affirmations. En outre, on assimile volontiers ce traitement à celui en vigueur dans les colonies. Il y a là deux erreurs majeures.

 S'agissant de l'assimilation à un sort de colonisé, qu'il suffise de savoir que seuls les citoyens français des colonies étaient assujettis à l'ordre de mobilisation et qu'en revanche le statut de l'indigénat imposait soit le volontariat soit l'engagement dans les troupes coloniales en temps de paix pour participer aux combats. Devant l’importance des pertes et l’allongement d’une guerre que l’on avait crue courte, on recourut au recrutement forcé, surtout en 1916, ce qui a pour effet d’entraîner des soulèvements comme au Soudan. Ce n’est qu’en 1917, que la conscription est décidée dans tout l’Empire. Mais, en tout état de cause, il n'y a pas eu de décret de mobilisation à l'adresse des "sujets de droit français" ;  pour « bénéficier » de textes spécifiques, il faudrait donc que les Corses aient été encore plus maltraités que les populations des colonies. Qui peut croire cela ?

 Mais allons plus loin, et examinons les documents en cause.

La loi du 7 août 1913 [23] modifiant les lois des cadres de l'infanterie, de la cavalerie, de l'artillerie et du génie, en ce qui concerne l'effectif des unités et fixant les conditions du recrutement de l'armée active et la durée du service dans l'armée active et ses réserves, précise dans son article 3 le vivier de recrutement (appels annuels du contingent et engagements volontaires et rengagements). L'âge d'incorporation est de 19 ans révolus dans l'année précédente (20è anniversaire dans l'année de la classe), cet âge sera abaissé au 18è anniversaire pour la classe 18, c'est-à-dire la dernière année de la guerre. Cette loi s'applique à l'ensemble des citoyens français sans distinction.

 Le décret du président de la république, Raymond Poincaré, en date du 1er août 1914[24], portant ordre de mobilisation générale, est applicable sur le territoire français (donc la Corse), l'Algérie, les autres colonies, les pays de protectorat (article 1er). Le décret ne prévoit aucune mesure spécifique pour la Corse.

 Le décret du 6 août 1914 spécifie en outre que l'âge d'incorporation des volontaires est de 17 années au moins, en application de l’article 52 de la loi du 21 mars 1905  sur le recrutement de l’armée[25]. L’article 25 de la loi de 1913 parlant du devancement de l’appel en temps de paix sous certaines conditions dont l’âge est fixé à 18 ans révolus et l’appréciation du volontariat en temps de guerre s’effectuant l’année précédant l’incorporation soit l'âge de 18 ans, de là provient sans doute le mythe de l’abaissement de l’âge de la mobilisation dès le début de la guerre. Cette confusion est renforcée par les tricheries patriotiques de certains candidats au devancement d’appel qui, dans tous les départements, n’ont pas hésité parfois à falsifier leurs papiers sur l’âge ou l’état de santé. Bien évidemment dans toute cette période, il n’est nullement question d’un traitement particulier réservé aux Corses.

 Il est vrai, toutefois, que la guerre se prolongeant, les besoins de recrutement se firent pressants et c’est ainsi que très vite, les décrets se succédèrent pour autoriser l’anticipation des incorporations. Dès l’hiver 1914-1915, la classe 1915 est appelée en décembre 1914 au lieu d’octobre 1915, la classe 1916 en avril 1915 et cela se poursuivit tout au long du conflit jusqu’à des mesures plus drastiques comme l’avancement de l’âge même d’incorporation à 18 ans au lieu 20 pour l’année 1918. Des mesures complémentaires comme la réduction des délais de recensement et d’examen des jeunes conscrits, de six mois normalement à trois mois permettent d’accélérer la procédure des incorporations. Par ailleurs, l’obsession des « embusqués » a parfois enflammé certains gradés qui, au nom de l’égalité dans l’impôt du sang, selon l’expression de l’époque, ont développé une politique de réaffectation systématique dans l’active d’hommes retenus dans la Territoriale et qui plus est, dans certains cas sans examen physique[26]. Cette consommation effrénée d’homme a, en fait, débuté dès les premiers mois de la Guerre ; on pensait faire vite, boucler l’affaire avant les vendanges ! Et puis, les premières offensives meurtrières, mal pensées, mal exécutées, l’hécatombe qui s’en est suivie, tout cela a probablement conduit certaines circonscriptions militaires à se montrer très « lestes » dans l’application des règles.

 Le conflit s’est installé et toute une logique de guerre a pris le dessus. Le ministère de la Guerre, par sa politique de récupération des exemptés, réformés et ajournés renforce le principe d’universalité et d’égalité de la conscription qui se mesure pleinement dans le fonctionnement des conseils de révision. Gardons à l’esprit qu’il s’agit de l’application d’une politique volontariste de garantie de l’égalité de traitement au niveau gouvernemental et aucune directive spécifique n’affecte telle ou telle circonscription. Dans cet esprit, des décrets et des lois, comme les lois Dalbiez du 17 août 1915 et du 20 février 1917, permettent d’examiner une nouvelle fois des hommes qui avaient été écartés, parfois quinze ou vingt ans auparavant, de leurs obligations militaires. Certains exemptés ou réformés de la classe 1914 sont rappelés devant le conseil jusqu’à cinq fois entre 1914 et 1918 ! Pour autant le caractère égalitaire de cette politique fut battu en brèche localement en raison du fonctionnement réel des Conseils de révision. Ainsi, au dessous d’une ligne Nantes-Belfort et singulièrement dans les régions de montagne ou d’accès difficile, on note beaucoup d’absences de Conseillers généraux, membres de droit de ces Conseils, ce qui a eu pour effet de laisser des militaires et des médecins militaires décider en petit comité[27].

 Tordons le cou enfin au mythe de l’incorporation des pères de six enfants. Tout d’abord les ordres de mobilisation retenaient la possibilité de l’incorporation des pères de plus de trois enfants vivants dans tous les départements. Il s’est trouvé que certains pères de famille nombreuse se sont trouvés incorporés, soit par dissimulation de leur situation réelle, essentiellement au début du conflit, soit par l’effet de l’application sans discernement des mesures d’incorporation, et très régulièrement les séances de questions écrites à l’Assemblées permettent à l’autorité ministérielle d’annoncer des mesures de régularisation[28].  La circulaire du 16 mars 1916 vient regrouper et établir officiellement les mesures permettant notamment de maintenir ou de renvoyer les pères de six enfants vivants dans leurs foyers qui avaient été prises pendant le conflit jusqu’à cette date. On comprendra néanmoins que ces mesures ne sont pas applicables aux hommes engagés dans l’armée d’active[29]. Les rappels à l’ordre des députés sont parfois devancés par l’autorité militaire elle-même qui renvoie dans ses foyers les soldats qu’elle identifie comme remplissant les conditions pour y être renvoyés. Enfin, dans la mémoire collective la notion d'enfants vivants s'est perdue ; c'est pourquoi des pères de six enfants et plus ont pu être mobilisés (et pas seulement en Corse mais... partout) si certains parmi ces enfants étaient morts. La chose n'était pas rare et c'est bien pourquoi la circulaire impose cette condition.

 Pour clore le débat sur une population militaire corse sollicitée jusqu’à la corde, malgré le fort volontariat qu’on a pu constater, rien n’indique que ce département se distingue particulièrement des autres départements à fort volontariat tels les départements bretons, ceux de la région parisienne, du Nord-Est ou d’autres départements du pourtour méditerranéen. Mieux, le rendement de l’incorporation est plus remarquable dans les départements du Nord et de l’Est que partout ailleurs. La Corse fut sollicitée, sans doute, mais pas plus et parfois moins que d’autres et l’insoumission n’y fut pas plus rare ![30]

 Continuons notre enquête. Les Corses auraient-ils été envoyés délibérément dans les sections du front les plus meurtrières ou bien auraient ils été victimes désignées d’une politique de diminution du nombre de rotations entre le front et l’arrière comme semblent le suggérer ceux qui avancent l’exemple du 173è RI basé à Bastia, régiment « corse » par excellence[31] et qui connaissait une rotation tous les six mois au lieu de trois fois par an partout ailleurs, exposant ainsi les conscrits plus longuement au risque ?

 Là encore, rien ne vient corroborer une telle pratique ni pour les Corses ni pour d’autres contingents (les troupes coloniales souffrirent autant si ce n’est plus de la période d’adaptation lors de l’hiver rigoureux 1914-1915). S’agissant de l’envoi délibéré des Corses dans les secteurs les plus exposés, un élément perturbateur entre en jeu. La présence des Corses dans les troupes coloniales fausse la comparaison. Les sous-officiers et caporaux corses suivirent tout simplement le sort de ces troupes, engagées dans les opérations meurtrières alors qu’elles n’étaient pas préparées au début du conflit. Et je ne voudrais pas insister mais que dit-on de l’envoi des Bretons en première ligne ? Exactement la même chose[32] en rappelant plus modestement que c’était le lot des ruraux, encore qu’être envoyé en première ligne est après tout le triste de lot de beaucoup de ceux qui sont envoyés… au front !

 Pour ce qui est des Corses n’appartenant pas à l’active ou à la Coloniale, il est difficile d'en juger, aucune statistique disponible  nous permet d'identifier des soldats corses à tel ou tel poste. En revanche, prenons le cas de la campagne de Lorraine du 10 au 24 août 1914, qui se solde par une retraite précipitée et est à l’origine des accusations de lâcheté lancées contre le Midi[33].  Le bilan des pertes subies est de 168 tués pour le 173è RI soit 4 % des 4157 tués côté français, et si on le compare aux 624 tués du 58è RI (15 % des effectifs), le 173è RI se trouve même nettement moins touché. L'écart est encore plus grand si l'on considère le taux de mortalité du régiment, soit 5,2 % pour le 173è RI et 19,5 % pour le 58è ! Considérons maintenant l’origine des soldats selon leur lieu de naissance. 258 Corses tombent sur le champ de bataille contre 581 soldats nés dans les Bouches du Rhône. Rapporté à l’effectif total engagé des six classes de soldats nés entre 1888 et 1893, cela représente un taux de mortalité de 3,4%, loin derrière le Var ou l’Ardèche (Approfondir " Un sort différent ... ?"). Il apparaît donc que le Corses ne furent pas plus exposés que leurs camarades. Mais ce n’est pas fini ! Saviez-vous que le 11è corps (des Bretons et des Vendéens) perdit 1650 hommes en vingt-quatre heures sur le chemin des Dames en avril 1917, voilà qui concurrence sérieusement le 173è RI. Quant à la composition du 173è RI, n’est-il pas étonnant de découvrir que beaucoup de ses soldats n’étaient tout simplement pas corses et que, dès 1915, la proportion de Corses diminue fortement au fur et à mesure du comblement des pertes par des recrues originaires du centre de la France. Ainsi, sur la base du chiffre des tués, 57 parmi les 168 tués du 173è étaient nés sur le Continent[34].  Pour soutenir que la proportion des tués n’est pas représentative de la présence des non-corses dans l’effectif du régiment, il faudrait tenir pour acquis que les non Corses s’exposaient plus que les Corses ! ce qui entre en contradiction avec le présupposé d’une exposition au danger délibérée à l’encontre des Corses. Enfin, comme il y eut 258 tués venant de Corse, cela ne peut vouloir dire qu’une seule chose, 147 Corses furent tués dans d’autres régiments et les Corses ne furent donc pas spécialement repérés en tant que tels. Comment, dans ces conditions, continuer à soutenir l’idée d’un tri anti-corse ?

 S’agissant du problème des rotations, la question fut rapidement évoquée par les députés lors des séances de questions écrites à l’Assemblée[35]  mais pas spécialement pour la Corse. Il est d’ailleurs répondu par le Ministère de la Guerre que des instructions sont rappelées pour assurer le plus juste taux de rotation sous la réserve qu’on ne peut distinguer entre première et deuxième ligne du front, aussi certains poilus ont pu connaître des rotations successives sur des premières lignes. Par ailleurs, les militaires de carrière ont les mêmes droits que les mobilisés et seules des mesures discriminatoires en faveur des pères de quatre et cinq enfants sont prévues. Tout cela, rappelons-le, relève du régime commun applicable à tous les mobilisés. Lorsqu’on souligne la durée exceptionnellement longue de la présence du 173è RI à Verdun — c’est l’origine du thème lancinant du traitement discriminatoire envers les Corses au regard du système des rotations— on méconnaît plusieurs dispositions prises [36] tout autant que la contrainte de l’éloignement du département d’origine du Poilu. Tout d’abord cette durée d’engagement au front fut entrecoupée de cantonnements et de relèves totalisant près de six mois. Sans doute le cantonnement et la relève restait à proximité du théâtre des opérations mais, et j’en viens au second point, c’est toute la tragédie de Verdun ou de la bataille de la Somme : la crispation sur cette position et son caractère emblématique tout autant que stratégique aboutit à fixer dans les environs immédiats de la bataille le maximum de forces pendant une durée très longue avec néanmoins des rotations rapides entre 8 et 15 jours, décidées par Pétain, pour, en économisant les forces de la troupe, mieux tenir les positions (ce fut tout le sens de la noria de la Voie Sacrée). Malheureusement Joffre y substituera la rotation front / repos à proximité.  Quant à la durée totale de présence dans le secteur, tous les régiments sont touchés et certains subirent un étirement de leur présence au moins aussi grand que celui du 173è RI [37]. Enfin, les Corses furent défavorisés par l’éloignement. Ainsi, le député Henri Pierangeli, cité par Olivier Maestrati[38], s’adresse au Général Gallieni, ministre de la Guerre, le 17 février 1916, en lui démontrant que, dans certains cas, le permissionnaire a juste le temps d’un voyage aller et retour. Pour dire vrai ce délai de route qui ampute les permissions est commun à beaucoup de destinations lointaines (Massif Central, Alpes du Sud, etc.) et la Corse est simplement encore un peu plus loin. En ce début 1916, l’autorité militaire en est toujours à une conception étroite d’une égalité générale de traitement de la durée des permissions calculée en nombre de jours, transport compris. Néanmoins celle-ci condescend finalement à adapter la mesure en 1917 de façon favorable lorsque le torpillage du Balkan réduit de 30 % les capacités de transport des troupes vers la Corse ! C’est vraiment jouer de malchance d’autant que les rappels définitifs du front sont rares, comme dans la majorité des régions rurales au rebours des régions industrielles où, le conflit durant, on renvoie des ouvriers spécialisés et des ingénieurs pour concevoir et produire de nouveaux types d’armes.

 Pour faire bonne mesure, le discours corsiste évoque également l’accusation de lâcheté adressée aux Corses du 173è (curieux pour un régiment cité quatre fois), et l’opprobre teinté de racisme qu’ils eurent à subir, telles les pratiques de refus de soins dans les hôpitaux de campagne ou les renvois au front des blessés avant leur rétablissement complet. Recherche faite, il semble que l’on fait ici allusion à la retraite du 21 octobre 1914, devant Sarrebourg mais cela affectait le XVè CA et pas uniquement le 173è qui, il est vrai, s’est accroché par erreur avec le 55è RI dans la forêt de la Bride. Par ailleurs, il semblerait que ce sont des éléments de la 1è Armée qui ont fléchi (ce qui exonérerait le bataillon du 173è RI). Enfin, l’accusation de lâcheté repris dans l’article du sénateur de la Seine, Auguste Gervais, met en cause des contingents d’Antibes, de Toulon, de Marseille et d’Aix ce qui désignerait des éléments de la 29è division (et non la 30è, celle du 173è), savoir la 57è BI et la 58è BI, en visant explicitement la Provence et nullement la Corse. Les Corses s’obstineraient-ils à revendiquer pour eux-mêmes et eux-seuls les insultes adressées à d’autres (les Provençaux) toujours dans une logique de victimisation ?

 La mythologie du colonisé, au regard de l'engagement des Corses dans les combats de la Grande Guerre, ne tient plus. Les Corses n'ont pas significativement plus souffert des combats que les autres. Ils n'ont pas été envoyés délibérément dans les combats les plus meurtriers. Et si des soldats corses se sont trouvés engagés dans les secteurs les plus durs, ce fut à l’occasion de batailles symboles où toutes les forces étaient jetées dans la fournaise. A cette occasion, les troupes coloniales furent mises à contribution et les officiers et sous-officiers corses moururent non comme colonisés mais en menant ces troupes au combat, en encadrant les indigènes des colonies. Ils sont morts non en colonisés mais en colonisateurs.

 
Décimation  ou dépopulation ?

 
Un dernier point reste à éclaircir, celui de la dépopulation des villages de l'île. En effet, pour "prouver" la réalité d'une saignée plus importante en Corse qu'ailleurs, tous, en Corse, de montrer les jardins abandonnés, les aires de battage de blé en haut des estives elles aussi abandonnées, parfois des hameaux en ruines. Or ce qu'on nous montre là n'est autre que le signe d'une déprise agricole due en partie aux pertes de la Grande Guerre mais encore plus à l'absence des hommes en âge de travailler la terre, absence qui dura quatre années entières mais qui avait commencé dès la fin du XIXè siècle.

 La structure foncière de l'activité agro-pastorale corse à la veille du conflit était celle de micropropriétés où le gain de productivité par échange de main d'œuvre n'était pas possible en raison des longs parcours haut-le-pied entre les propriétés (certains jardins sont à cinq heures de marche du village). En outre, la petitesse des exploitations et la persistance de l’indivision ne permettent aucun début de mécanisation. Lorsque celle-ci démarrera vraiment dans la France entière, dans les années cinquante, la Corse de l'intérieur ne la connaîtra que dans la plaine orientale et les piémonts de Balagne ou le grand Sud (Figari), même là aussi avec retard.

 Cette déprise agricole sera le lot partagé par toutes les régions de moyenne montagne (Aveyron, Cantal, mais aussi Drôme dans une moindre mesure) à des degrés variant selon la configuration du terrain. Il y a correspondance parfaite entre la structure foncière et la configuration géographique d'une part et l'importance de la déprise agricole avant et après la Guerre d'autre part. Pendant la centaine d’années qui précédèrent le conflit, la population de la Corse a doublé tandis que la surface cultivable nécessaire augmente considérablement. Mais cela atteint vite ses limites. L’outillage de ces régions de moyenne montagne reste rustique[39] et son rendement ne permet plus de traiter la surface à cultiver nécessaire pour une population en croissance. Le développement des revenus salariaux de l’administration et de l’armée vient à pic pour se substituer aux débouchés industriels eux-aussi en rétraction. La configuration foncière, les terrains difficiles à travailler, le rendement faible de l’équipement agricole, tout cela empêche les gains de productivité qui, seuls, auraient pu enrayer l’abandon des exploitations. Ainsi, les surfaces céréalières cultivées chutent de 56000 hectares à 36000 hectares entre 1855 et 1913 au profit, dans un premier temps, d’autres cultures comme les agrumes ou bien encore la culture fourragère ainsi que la vigne qui bénéficiait d’une demande croissante en provenance du Continent. Mais très rapidement, la crise du phylloxera aidant, la viticulture s’effondre dans les années 1880 après un développement spectaculaire tout au long du XIXè siècle tandis que la concurrence des huiles tunisiennes se développe et que le déboisement de la châtaigneraie s’accentue en raison de l’exploitation du tanin. Tout cela ne permet pas à l’agriculture de se diversifier suffisamment pour éviter la déprise agricole continue, et qui, dans certains secteurs comme celui de la châtaigne, commence dès 1870.

 Au lendemain de la Grande Guerre, le manque de bras en Corse a donc eu un effet démultiplié par la résistance de la structure foncière à toute compensation productiviste. Les villages se sont vidés en faveur du littoral mais aussi, et surtout, du Continent dans les emplois administratifs et les emplois coloniaux de l'Empire avec un doublement des effectifs corses entre 1920 et 1930, tant dans les armées d'Afrique qu'au Levant. En clair, les agriculteurs corses ont abandonné la charrue par nécessité dès la fin du XIXè siècle puis par force pendant les quatre ans de guerre et les survivants du conflit, n’ayant pu bénéficier de conditions productives favorables, n'avaient pas les moyens de la reprendre au retour.

 



[1] Ces chiffres fantaisistes se retrouvent dans de nombreux sites internet ainsi que dans des articles de circonstance dans la presse locale, comme dans les conversations privées. Ils forment le fond d’une culture historique régionale que vient conforter les anecdotes et les histoires familiales

[2] Voir "approfondir", « mystères de la démographie »

[3] PP1921 reconstituée = PP1911 + Δ impat – Δ expat + solde naturel de l’après-guerre (voir détails)

[4] Les départements du front montrent pourtant un déficit démographique encore plus impressionnant 

[5] Ce phénomène est naturellement plus marqué dans les régions de forte émigration. Les départements du front semblent être restés plus prudents d’autant que de nombreuses données d’état-civil avaient disparu pendant le conflit.

[6] 52 communes recensées sur 124 en Corse du Sud (56 % de la population de 1911) et 94 sur 236 en Haute Corse (58 % de la population de 1911)

[7] Voir Olivier Maestrati, la Corse et ses poilus, 2006.

[8] Le crépuscule des Corses, éd. Grasset, page 358

[9] L’impact sur les départements est évidemment plus ou moins important selon le taux d’expatriation ou la proportion d’engagés dans les troupes coloniales ce qui explique les résultats de certains départements par rapport à d’autres

[10] Les estimations révisées d’Emile Kolodny ou de Janine Renucci montrent un décalage dès 1891 avec les chiffres officiels

[11] Les estimations effectuées après la guerre ne sont pas utilisables (non fiabilité des données, des communes entières sont manquantes, des communes ont été purement et simplement rasées par les bombardements d’artillerie). 

[12] Le Service Historique de la défense n’en dispose pas. En revanche, un traitement statistique de Mémoire des Hommes du Secrétariat Général de la défense serait de grand secours.

[13] Voir approfondir "pertes 14-18".

[14] Histoire de la Bretagne et des Bretons, tome II, Joël Cornette, éd. Seuil 2005. L’auteur signale les doubles comptes et les oublis puis conclut sur un chiffre de 150000 morts présentés comme un chiffre ralliant la plupart des historiens. Point.

[15] Dans le cadre d’une fourchette souvent citée mais jamais commentée de 22% à 28 % mais qui correspond à 11325 tués pour 52441 mobilisés et engagés ou 41098 mobilisés. Cela étant la fourchette haute du taux de mortalité affectant les soldats bretons, si l’on suit le député du Morbihan, se situerait à 35% !

[16] D’après recensement 1911, imp. Nat. 1913, vol I et II, les écarts dus aux doubles comptes jouent faveur d’un présentéisme masculin sans doute surestimé. Ce qui revient à dire que le taux de féminisation indiqué ci-dessous est entendu a minima.

 

F pour 1000 H

1891

1901

1911

France

1035

1033

1014

Corse

1010

999

1023

 

[17] Recensement de 1911, voir "approfondir" « mystères de la démographie »

[18] Ou, pour dire autrement, à proportion de décès comparable, un dénominateur ne prenant en compte que les mobilisés, lesquels en Corse représentent une part plus faible de la population que dans le reste du pays, aura tendance à produire un résultat plus accentué.

[20] En effet, les risques d’homonymie comme l’absence de témoins pouvant valider l’origine Corse des noms en question inscrits dans les villes et villages du Continent rendent le rapprochement hasardeux. Ce risque est d’autant plus grand que les noms corses sont en nombre restreint, et la coïncidence d’un nom et d’un prénom peut n’être… qu’une coïncidence dès lors que la mention du lieu de naissance n’apparaît nulle part !

[21] Toujours approfondir "les pertes 14-18"…

[22] D’après Olivier Maestrati, op. cit., il y aurait eu 9000 recrutements dans l’Armée, toutes armes confondues, entre 1899 et 1914

[23] Parue au Journal Officiel du 8 août 1913

[24] Paru au Journal Officiel du 2 août 1914

[25] Parue au Journal Officiel du 23 mars 1905

[26] Il y eut aussi des tromperies sur le volontariat, les jeunes volontaires qui devaient être versés dans la territoriale se retrouvant dans l’active.

[27] Voir à ce sujet l’ouvrage de Philipe Boulanger, la France devant la conscription, cit. bib.

[28] Les interventions en question concernent aussi d’autres départements que celui de la Corse, mais ma recherche n’est pas exhaustive sur ce point. En tout état de cause, nul traitement spécifique à la Corse n’est repérable.

[29] La circulaire du 16 mars est parue au Journal officiel du 20 mars 1916 avec l’intitulé suivant : « circulaire résumant les principales dispositions arrêtées depuis la mobilisation en faveur des pères de familles nombreuses et prescrivant les mesures nécessaires pour permettre à ceux d’entre eux qui viennent des régions envahies, des colonies françaises ou de l’étranger de produire plus facilement les justifications relatives à leur situation de famille »

[30] Pour les détails du rendement de la conscription, voir Ph. Boulanger, op. cit.

[31] On verra plus loin ce qu’il en est. Or il fut constitué à Nice en avril 1913 et permuté avec le 163è en septembre à partir d’éléments disparates venant de Provence.

[32] Histoire de la Bretagne et des Bretons, op. cit.

[33] Article du Matin, en date du 24 août, « la vérité sur l’affaire du 21 août. Le recul en lorraine », par Auguste Gervais, sénateur de la Seine, article probablement inspiré par le Ministère.

[34] La liste nominative montre que seuls deux d’entre eux présentent des patronymes d’apparence corse, il s’agit donc bien de non corses pour au moins 55 tués.

[35] voir Journal Officiel du 19 août 1915, en particulier

[36] voir la frise chronologique de l’emploi du régiment 

[37] Citons le 152è RI, fourragère rouge, cinq citations, dans les Vosges de décembre 1914 à avril 1916, en particulier la bataille du Vieil Armand (Hartmannswillerkopf) en mars 1915 et qui perdra plus d’hommes que le 173è RI pendant la durée du conflit (plus de 5000 contre 3541) ; ou bien le 153è RI, lui aussi fourragère rouge, pour des pertes équivalentes, qui enchaîne Verdun, la Somme, le Chemin des Dames de février 1916 à avril 1917.

[38] Olivier Maestrati, la Corse et ses poilus, p. 111, op. cit.

[39] Araire en bois avec soc en fer, soit de modèle léger mieux adapté aux sols montagneux souvent caillouteux, soit de modèle plus lourd pour les terrains de plaine (voir Atlas ethno-historique, op. cit.)

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C’est une histoire de mythes et d’identité : la question corse qui fait souvent l’actualité
a tordu la mémoire des faits. Le tout grâce à la
réécriture de l’Histoire de l’île et à la mythologisation de la langue


Allons plus loin déshabillons le paon pour découvrir le poulet qui est dessous. La Corse fut-elle le phare des Lumières ? Y-a-t-il eu une Corse vraiment indépendante et que voulaient les Corses sous Paoli ?


La Corse s’est ralliée. A-t-elle combattu ? La Corse eut-elle un comportement si différent des autres provinces de la République française ? Le ralliement fut-il facile ? A-t-elle cru se découvrir un destin ?


La petite île a-t-elle voulu donner des gages ? S'est-elle imaginé un Empire par
procuration ? Lors de l'occup', fut-elle exemplaire ? A-t-elle des leçons à donner ?

Une fois l’Empire colonial effondré, que devient la petite île ? Veut-elle s’en retourner à son passé glorieux mais confisqué et veut-elle enfler ses mythes pour les vendre à l'encan ?


Les mythes se portent bien, ils se sont même diffusés partout. Faut-il en rester là et faire du chantage à la Dette ? Ou bien, au contraire, est-il possible que l'île envisage de sortir du mythe et arrive à affronter la réalité du monde moderne ?


Pour approfondir un peu...

Mystères de la démographie

Combien de corsophones ?

Cartographie des révoltes

La taxation des échanges

La question des pertes de la guerre de 14-18

Un sort différent fait aux Corses pendant la Der des Der ?

La question foncière

Quelques sources

La convention de Philadelphie | quelques données sur les îles | la question sarde | le tableau des expatriations nettes | la constitution de 1735 | alphabétisation des conscrits 1878 | mobilisables 1911/-1921 |

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