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HISTOIRES CORSES                                                                                                                                                                NE NOUS RACONTONS PAS D'HISTOIRES

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Bibliographie

La Corse s’est ralliée. A-t-elle combattu ? La Corse eut-elle un comportement si différent des autres provinces de la République française ? Le ralliement fut-il facile ? A-t-elle cru se découvrir un destin ?

 
Conquête coloniale, vraiment ?

 
Allons soyons honnête, la conquête fut douloureuse, plus pour les Corses que pour les Français malgré les premiers revers de ces derniers et malgré ce qu’en peut dire aujourd’hui, contre l’évidence des chiffres, telle ou telle figure politique de premier plan.

 Mais Ponte-Novo fut-il le point final de la résistance des Corses, fut-il ce massacre épouvantable où plus de 4000 héros de la nation corse périrent (4324 morts selon certaines sources) ? L’occupation française se traduisit-elle par un véritable génocide (n’ayons pas peur des mots ni du ridicule), ou, à tout le moins, cette opération fut-elle un lieu de douleur où s’affrontent pour l’éternité des mémoires rivales ?

L’enjeu et la dimension militaire de Ponte-Novo

Par le traité de Versailles du 15 mai 1768, Gênes a cédé la souveraineté de la Corse à la France pour dix ans en gage d'une dette annuelle. Néanmoins, il fallut s’imposer militairement et ce ne fut pas une simple promenade, puisque deux campagnes furent nécessaires dont la première tourna au désavantage des troupes françaises, qui occupaient le Cap Corse et furent défaites à Borgo le 9 octobre 1768. La seconde fut plus heureuse, cette fois, après un moment d’incertitude, et se conclut par la défaite des troupes paolistes à Ponte Novo le 8 mai 1769.

A la suite de la défaite de Borgo, les Français reçurent des renforts imposants, à hauteur de près de 25 000 hommes dont huit mille… Corses. Le général De Vaux demanda aux Corses de reconnaître la souveraineté du roi de France. A noter que cette exigence n’était pas inacceptable pour les Corses puisque, toujours soucieux de garantir la paix, Paoli, semble-t-il, y répondit favorablement. Il y mit deux conditions : indépendance définitive vis-à-vis de Gênes et conservation de la nationalité corse. On retrouve la recherche renouvelée d’une spécificité corse sous un régime de protectorat.

La seconde de ces conditions, celle de la conservation de la personnalité corse, aurait pu être acceptable quelques décennies plus tôt, à la manière de ce qui fut accordé lors de l’annexion de la Décapole alsacienne en 1648, mais en cette fin du XVIIIè siècle, l’Ancien Régime était entré dans une phase de réduction des disparités de gouvernement dans les provinces, et l’option centralisatrice s’est accentuée pour culminer avec les principes jacobins mis en œuvre sous la Convention. Aussi Versailles répondit par une déclaration de guerre désinvolte qui souligne s’il était besoin le véritable poids de la pseudo-indépendance corse et de la personne de Paoli auprès du Grand Roi. A ce détail, on conçoit combien la question corse n’avait d’importance aux yeux des Puissances européennes que lorsqu’elle était agitée pour servir d’autres intérêts et, en particulier, contrecarrer la politique méditerranéenne de la France, mais pas vraiment en tant que telle et certainement pas comme illustration réelle de l’émergence d’une nation engagée dans un processus réel de reconnaissance par ses pairs en Europe.

En Mars 1769, la consulte du couvent de Saint François de Casinca décide la levée en masse de tous les hommes âgés de 16 à 60 ans, pour constituer une ligne de défense de plus de 1200 hommes dans le Nebbio, face à des forces dix fois plus nombreuses. Le 5 mai les Français engagèrent le combat avec la première ligne de front de 5000 hommes et lancèrent une attaque sur le point névralgique de la défense corse entre Rapale et Pieve défendu par une poignée de combattants. Il semble d’ailleurs que ce défaut dans la défense corse ait été porté à la connaissance des Français par certains Corses.

De Vaux, en bloquant Murato, contraignit Paoli à reculer jusqu’à Morosaglia tandis que Marbeuf, avec 2700 hommes, s'avançait alors vers Borgo défendu par seulement 450 Corses. Paoli décide alors de redéployer ses troupes après évacuation des villages alentour, sur Ponte Novo, Ponte Leccia et Petralba. Mais les renforts furent interceptés par les troupes françaises qui tenaient de nombreuses voies de passage.

Certains lieutenants de Paoli ne remplissent pas leur mission ainsi, Giocante Grimaldi qui avait pour ordre de défendre Canavaggia et Gaffori celui de défendre Lento et qui resta inactif au lieu de monter au col de Tenda comme convenu ou bien encore Jacques Dante Grimaldi dont les motivations restent peu claires et qui finira par rejoindre le parti français. Ces comportements étonnants montrent que l’unité de commandement n’est pas vraiment acceptée et on ne peut s’empêcher de rapprocher le fait des luttes d’influences au sein même du mouvement comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises.

Le début de l’affrontement fut marqué par une volonté soutenue d’en découdre de la part des troupes corses renforcées par quelques villageois. On y retrouve l’association entre des troupes et des civils venant des villages alentour, schéma caractéristique des révoltes après annexion que d’autres contrées comme la Franche-Comté ont connu un siècle plus tôt. La bataille s'engage dans la vallée du Golo, à San Cipriano où sont massées les troupes du comte de Vaux. Après un premier assaut victorieux, les renforts français venus de Lento et Canavaggia repoussent les troupes adverses sur la rive droite du pont, côté Rostino, où 1200 soldats français avaient déjà pris place sur les hauteurs.

Les Corses tentèrent alors de repasser sur l’autre rive et le désordre dans le commandement aboutit à des confusions entre soldats, certains évoquant même la possibilité de tirs de miliciens prussiens aux ordres de Paoli prenant les troupes du flanc droit pour des fuyards. La confusion générale régnant sur le pont permit aux Français de recharger les fusils et de faire feu sur des troupes compactes et massées sur le pont, faisant un carnage.

Le bilan fut lourd, sans doute près de 200 corses morts sur le pont et le double sur la rive pour un nombre sensiblement équivalent de soldats français. A ce propos, les fourchettes d’évaluation permettent tous les discours selon que l’on retient la fourchette haute pour les Corses et la fourchette basse pour les Français (1000 et 400 respectivement) ou bien l’inverse. Le plus sage est de s’en tenir à une bataille aux pertes partagées mais où les positions corses furent défaites lors d’un événement qui tient plus lieu d’un engagement armé que d’une bataille.

S’il est difficile de monter cet événement en épingle au regard des effectifs et des pertes, caractéristiques qui ne furent pas d’une ampleur remarquable surtout après la guerre de Trente ans, il n’en est pas de même pour ce qui s’en suivit. Les corsistes soulignent à l’envi les débordements de la soldatesque comme les villages rasés ou les civils assassinés, les prisonniers déportés dans les bagnes français ou sardes. Lors de la campagne militaire, certes, les châtaigneraies furent brûlées pour gêner le ravitaillements des troupes paolistes mais faut-il en inférer pour autant qu’une politique de terre brûlée et de terreur systématique fut mise en œuvre ? .En réalité, c’est faire tout un de plusieurs épisodes sporadiques en y soutenant une dramatisation anachronique dont les répressions ultérieures, jusque sous l’Empire, viennent renforcer l’impression.

Les campagnes militaires se poursuivent et en peu de mois l’affaire est pliée. Les Français tiennent l’En-deçà des monts en mai et dès le 23 juin, la Consulte de Corte prête serment au Roi de France au nom de la Corse entière. Le parti paoliste malgré le départ de son chef, le 13 juin 1769,  se perpétue tandis que le parti français s’implante désormais solidement avec le ralliement de nombreux chefs de clan comme Jacques-Pierre Abbatucci, Charles Bonaparte, Etienne Durazzo Fozzani, Jacques Dante Grimaldi ou Antoine Galloni d’Istria.

Les événements immédiatement postérieurs à 1769 se limitent à des opérations de pacification

En 1769, la Corse est placée sous statut de Pays d'Etats[1] dirigé par un gouverneur nommé, tout d’abord Vaux puis Marbeuf, ainsi qu’un intendant des troupes, Daniel Marc Antoine Chardon, chargé de préparer une campagne de prise de possession (d’où, souvent, la confusion avec la notion de régime militaire qui exclurait toute représentation même consultative). L’assemblée des Etats de Corse composée de 96 membres élus des trois ordres, est installée. Un appareil administratif très centralisé (y compris pour l’autorité judiciaire) est également déployé avec pour conséquence de créer des emplois pour les autochtones ce qui se révèlera un premier facteur de fidélisation. L’Alsace, la Franche-Comté, la Lorraine, les Flandres, la Bretagne, le Béarn, la Provence, le Dauphiné, le Languedoc, le Roussillon, l’Artois et la Bourgogne étaient des provinces déjà régies par le régime des Pays d’Etats, le cas de la Corse n’est donc ni nouveau ni exceptionnel.

 Le dispositif est complété par deux mesures d’ancrage. La première consiste en la confirmation de l’usage du toscan comme langue de l’administration, toutefois limité au temps nécessaire à la nouvelle province de devenir francophone. La seconde est la reconnaissance de la noblesse corse comme partie intégrante de l’ordre de la noblesse française qui donnera lieu à l’attribution de titres à des familles dont on voulut s’attacher les services et la fidélité.

 Enfin, les premières mesures de valorisation du pays sont prises avec le tracé des premières véritables routes, la décision de cadastrer l’île et la mise en œuvre du premier plan-terrier de la Corse qui va fixer la superficie et la forme des terres arpentées, permettant d’asseoir l’autorité seigneuriale sur les terres et le revenu foncier, source de la richesse économique des familles dominantes jusqu’au Second Empire. Ce plan va d’ailleurs provoquer la crainte d’une remise en cause de la liberté d’usage des « terres communautaires ».

 La grande préoccupation des parlementaires corses reste le montant et la répartition de la contribution fiscale. Un aménagement est consenti par les commissaires, afin de concilier les intérêts du Roi et de la Corse. L’ensemble des mesures prises jusqu’à la révolte du Niolo alternent des gestes positifs comme le rétablissement de l’Université de Corte et l’ouverture des collèges de Bastia, Ajaccio, Cervione et Calvi, de pensionnats et d’écoles de l’intérieur, ou un service régulier des postes, avec des mesures de quadrillage « policier » (création de la gendarmerie et des pelotons de volontaires corses) ou de création d’organes judiciaires aux consignes dures et au mode de fonctionnement expéditif dans une île déjà minée par un banditisme qui s’autorise d’agir au nom de la Nation corse. Néanmoins, là encore rien de bien exceptionnel, la Marcie paoline ayant déjà poursuivi les mêmes buts.

 

En mars 1774 une révolte…

 
Les mesures positives générales, la reconnaissance de la noblesse des familles influentes, l’ouverture des carrières tout comme des événements plus particuliers mais significatifs telle l’installation officielle en mars de la loge maçonne la Parfaite Union, d’obédience du Grand Orient, qui met en relation des Français comme le comte de Marbeuf lui-même et des Corses comme François de Gaffori (loge atelier de Corte), ont un impact favorable comparé au refus séculaire de Gênes de mieux associer les Corses à la République. Cependant cela ne se traduit pas par une pacification générale et définitive des relations et la persistance de tensions d’origines très diverses va permettre à certains partisans résolus de la lutte contre l’occupation française de faire entendre leur voix. La cherté du grain, l’existence d’un maquis paoliste tenu à Petralba depuis février[2], des tensions avec les grecs de Cargèse, tout cela aboutit à une situation favorable à une révolte. Celle-ci fut organisée par un groupe restreint de neuf conjurés dont l’un dénonça le complot avant son déclenchement. Lors de la consulte du 31 mars 1774 qui s’est tenue dans le Cap Corse, l’attaque de Corte fut décidée. Malgré l’emprisonnement des conjurés, le soulèvement du Niolo qui commence en mai à Castirla, mobilise 400 hommes en armes. Après la mort de Louis XV, Marbeuf est remplacé par le Comte de Narbonne qui réprime durement la révolte. Le soulèvement se heurte à une concentration de troupes à Morosaglia, dans la Castagniccia, les Français ayant obtenu des informations précises. Le 21 juin les Niolins sont encerclés, des mesures répressives se voulant exemplaires furent prises. Ainsi, il y eut onze condamnés à mort par pendaison, et cinquante-deux seront déportés vers Toulon. Les conditions du procès firent de cette affaire un modèle de traitement expéditif où les dénonciations de la part de Corses trouvant là de quoi éteindre de vieilles querelles pesèrent de tout leur poids. Le traitement réservé aux conjurés rappelle de nombreux épisodes présents dans toutes les répressions communément pratiquées en Europe depuis les guerres de religion, et plus récemment lors de la guerre de Trente ans[3].

 En août et en septembre d'autres rebellions de moindre ampleur éclatent et sont vite réprimées selon des méthodes éprouvées : villages rasés, hommes et femmes exécutés ou déportés. A noter que la répression terminale est confiée à Raphaël Casabianca du parti français. Cela dit nous sommes loin des milliers de Corses hommes, femmes et enfants, assassinés qui figurent encore au rang des mythes. A l’issue de cette année 1774, on peut évaluer le nombre de Corses tués à quelques centaines et 400 restent encore prisonniers à Toulon en décembre.

 Une des premières conséquences de la révolte de 1774 fut l’ordonnance de Turgot, contrôleur général des Finances, visant à proposer la Corse comme terre d’installation aux repris de justice, déserteurs (après amnistie) ou sur la base du volontariat, le tout assorti de primes. Cette installation de souches françaises n’eut pas un franc succès, se limitant souvent à la perception de la prime et au retour sur le Continent, malgré la pression démographique accablant alors le royaume. L’ampleur très réduite de l’opération comme le faible nombre des installations définitives empêchent de qualifier la mesure de colonisation de peuplement ; la mesure s’apparente plus aux mesures semblables qui furent prises en leur temps en Franche-Comté ou en Alsace pour mieux asseoir la légitimité de la présence française, bien que dans ces deux derniers cas, il s’était agi de compenser le déficit démographique provoqué par une guerre autrement meurtrière, la guerre de Trente Ans.

 Très rapidement, Louis XVI voulut ramener le calme en promulguant dès 1776 une amnistie générale qui excluait les conjurés d’Oletta dont le crime avait été requalifié par le duc de Choiseul en crime de lèse-majesté et soustrait à la justice militaire en mars 1769. Par ailleurs, dans les années qui suivent, de nombreux projets voient enfin le jour, comme l’ouverture effective en 1776 des collèges promis trois ans plus tôt, ou le commencement de la parution du Code Corse qui essaie de mettre un peu de cohérence dans la masse des édits, déclarations, lettres patentes, arrêts et règlements publiés dans l’Ile depuis la soumission au Roi, et qui se superposent aux anciens textes et coutumes.

 
Le calme de la Corse pré-révolutionnaire

 
Pas ou peu de mouvements agitent l’île dans cette dernière décennie de l’Ancien régime, sinon ce qu’il est convenu d’appeler les délits champêtres, selon la savoureuse expression qui revient souvent sous la plume de l’intendant. Pendant toute cette période, les notables s’empressent de faire reconnaître leurs titres de noblesse par le Conseil supérieur de la Corse et par le Roi.

 En 1780, on tire la leçon de l’échec des installations avec l’abrogation de l’ordonnance de Turgot. Si le parti paoliste exilé s’engage dans les forces anglaises, en revanche, les années qui suivent sont des années de gestion et de réformes. En 1784 et 1785, plusieurs édits du Roi accordent des privilèges d’exploitation pour relancer l’économie de l’île par l’octroi des droits gratuits sur l’extraction de l’argile pendant 15 ans, ou de nombreuses exemptions fiscales sur des périodes longues de 15 à 25 ans, selon les cas. En bénéficient les terres incultes à condition de les exploiter en chènevières ou linières, ou les marais asséchés et mis en culture, les terres converties en prairies et les maquis défrichés au bénéfice de l’agriculture céréalière, de la vigne et des plantations d’arbres fruitiers. Pour conforter l’exploitation arboricole, un édit complémentaire accorde également une prime aux plants de citronniers, d’oliviers, d’orangers ou de mûriers greffés importés du continent. Toutes ces dispositions sont prises en évitant de mettre en péril, cette fois, les châtaigneraies.

 En octobre 1788 enfin, la situation la plus significative d’une situation d’occupation, à savoir la discrimination salariale, est supprimée, après une demande du Conseil Supérieur de la Corse. A l’orée des événements révolutionnaires, et vingt ans seulement après l’annexion, la Corse commence à bénéficier d’une administration qui le cède de peu aux autres provinces. Les contre-coups de la Révolution et de l’Empire vont remettre tout en cause, en poussant l’île au cœur du maëlstrom révolutionnaire, où elle tirera autant gloire pour certains de ses fils que répressions et régime autoritaire pour l’île elle-même.

Quelques leçons à retenir de la période qui suivit l’annexion

La défaite insulaire ouvrit naturellement la Corse à l'occupation française mais si elle ne mit nullement fin à tous les combats, il n’est pas vrai de parler de résistance corse avec toutes les connotations de lutte contre l’occupant que cela recouvre dans les écrits nationalistes qui, sans vergogne, jouent de raccourcis anachroniques pour titiller la mémoire de l’héroïsme des Résistants corses de la seconde guerre mondiale, alors même que ces derniers étaient poursuivis par les irrédentistes de l’époque.

Il y eut en réalité une résistance armée à l’arrivée des troupes françaises puis aux troupes de ce qui est alors une occupation mais elle ne fut pas d’une nature si différente de tous les autres cas de résistance à une occupation, quelle qu’elle soit. C'est un mensonge éhonté de transformer l’après- Ponte-Novo en un long épisode de résistance ininterrompue et unanime. En réalité, il faut distinguer une période paoliste de résistance non unanime où, pour faire un clin d’œil aux références algériennes, un parti de la France s’exprime très tôt, d’une période de ralliement lors de la Révolution Française. Quand à ce qui se passe ensuite jusqu’à l’orée de la Restauration, il s’agit plus de luttes de clans où des familles concurrentes de la famille Bonaparte, comme les Pozzo di Borgo en 1799 lors de la révolte du Fium’Orbo, veulent mettre la Corse sous tutelle étrangère pourvu que cela nuise aux intérêts des impinzuti.

On a vu que les lendemains de la conquête ne furent pas tendres mais quelle conquête n’est pas immédiatement suivie d’une occupation militaire où les autorités françaises durent prendre des mesures de bannissement des familles opposantes. De là à décrire cette période comme un banc d’essai d’un génocide à l’algérienne, c’est flatter l’émotion et tabler sur des approximations historiques ; au cas particulier, une double approximation qui consiste à tenir pour comparable la conquête de la Corse et celle de l’Algérie où, il est vrai, les troupes de Bugeaud ne firent pas de cadeau et comparable aussi la répression pendant la guerre d’Algérie avec la répression en Corse, pour laquelle la qualification de génocide tient de la posture plus que de la réalité historique indiscutable.

Pour clore ces quelques considérations, loin de tenir pour un projet féodal ou colonial l’attribution de fiefs, la mise en œuvre de l’ordonnance de Turgot ou la réintroduction des Grecs à Cargèse en 1775, à l’instigation de Marbeuf, et de colons Lorrains sur les rives de l’étang de Biguglia (ils y furent décimés par les fièvres), il faut replacer ces décisions dans un contexte de pression démographique forte pesant sur le Royaume, et d’une période de post-annexion d’une province relevant d’une autre aire culturelle, à la manière de l’Alsace plus que de l’Algérie. Enfin, l’admission aux emplois publics des notables d’origine corse et l’accession à la noblesse, très généreusement octroyée, montre que commence très tôt un traitement plus équitable des nouveaux Français que sont  désormais les nouveaux sujets du Roi. Equitable ne veut pas dire heureux et, de ce point de vue, les remontrances que les Corses auront à présenter vont très vite ressembler à celles des Français du continent.

La Corse et la Révolution Française : naissance de l’Etat protecteur

Les historiens français sont accusés par les nationalistes de tordre eux-aussi la réalité historique en faisant croire que la Corse s'était donnée à la Nation française en 1789, en entretenant la confusion entre Nation et Révolution Française et en ignorant les manifestations populaires anti-françaises de 1789. L’historiographie ainsi critiquée faisait la part belle, il est vrai, à l’hypothèse d’un processus d’osmose ou, mieux, de convergence des deux Révolutions. En réalité, il semble que la Révolution française a été perçue par les paolistes comme la revanche de Ponte Novo et rien d’autre. L’ennui est que cette critique corsiste propose une analyse partielle tenant la partie (paoline) pour le tout et envoie le bouchon un peu loin en tenant pour acquis que la rupture de 1794 serait beaucoup plus qu’un simple épisode local de l'insurrection fédéraliste ce qui suppose le fait national corse déjà avéré à ce moment. Tout cela relève de la pétition de principe et de tenir la conclusion à laquelle on souhaite aboutir pour une prémisse de la démonstration. Qu’en est-il au vrai, sinon que la province de Corse se comporte selon un schéma bien connu dans toutes les provinces du Royaume au même moment. Nous illustrerons notre propos par des événements qui touchent de près le rattachement de l’île, sans manquer de signaler, au passage, que d’autres épisodes telle la question religieuse, provoqueront des réactions de type « vendéen » sans subir d’ailleurs de véritable répression populicide, selon le mot de la Convention.

 De la rédaction des cahiers de doléances à la préparation de l’invasion de la Sardaigne, les Corses ne prennent aucune posture pro ou anti-française. Leurs motivations sont comparables ce qu'on observe ailleurs en France, à savoir les mêmes revendications économiques et d'égalité des droits. Ainsi en avril-mai 1789, les onze juridictions royales [4] tiennent en temps et heure les assemblées de rédaction des cahiers et élisent leurs représentants à l'assemblée générale des Etats de Corse. Le 1er, 3 et 5 juin, les quatre représentants corses aux Etats Généraux sont élus.

 A la suite de quoi, la succession des événements comme la création des milices bourgeoises, la démission forcée des officiers municipaux ou les autoproclamations de podestà  (maires), sont tout à fait comparables aux événements révolutionnaires du continent avec cependant des revendications spécifiques, telle celle de la récupération des terres ayant fait l'objet de concessions privilégiées. Une anticipation des événements d'Aléria en quelque sorte ! Ainsi, le 20 août 1789, les concessions du roi dans le sud du golfe d'Ajaccio sont-elles dévastées de même les propriétés grecques de Cargèse par les habitants de Vico ou bien encore les terres du Migliacciaro par les villageois du Fium'Orbo. Tout au long de l'été 1789, les officiers municipaux perdent tout pouvoir et sont changés par des décisions des municipalités comme à Corte par exemple. Le mouvement révolutionnaire des villes s’étend vers l’intérieur de l’île et tend à déborder sur les campagnes ; tout est prétexte à se faire octroyer par des menaces et des mesures d’intimidation des droits indus ou à régler des vieilles querelles.

 Des demandes de départ à l'encontre de officiers et commis français sont présentées auprès des municipalités, ce qui, en soi, n'est pas spécifique à la Corse. En résumé, ce sont des libertés que le peuple se donne ici comme sur le Continent. mais prend une coloration particulière dès lors que le rattachement de la province est récente et que les départs en question sont mis en scène, sont visibles et solennisés par un embarquement collectif.

 Quant à Paoli, celui-ci ne remet nullement en question le rattachement de la Corse à la France (nous sommes en 1789), mais se représente la situation comme celle d'une participation de la Corse à la Révolution, et à l’élaboration d'un nouveau genre humain[5]. L’interprétation historiographique de la convergence des deux Révolutions tient là, sans doute, son meilleur argument.

 Après une tentative de faire passer un projet de régionalisation en août 1789, rédigée dès octobre, l’adresse des Ajacciens à l’Assemblée Nationale est lue le 30 novembre à la tribune. A la suite de quoi, et à la demande de Saliceti, député du Tiers, le même jour est pris  un décret qui consacre le rattachement définitif de la Corse sans aucun particularisme, prenant à contre-pied la démarche des Nobles Douze qui avait déposé un projet de statut particulier. Le décret en prévoyant une disposition d'amnistie pour les Corses exilés suite aux événements de la conquête provoquera une vague de ralliements.

 L'attaque de la Sardaigne décidée par le Conseil exécutif de l'Assemblée Nationale, le19 septembre 1792 est confiée à Paoli dans le cadre les actions armées contre la première coalition. Ce ne sont pas encore les prémices d'un Empire corse ! L’arrêté du 10 octobre qui substitue le général Anselme à Paoli, est interprété par ce dernier et à juste titre comme une dépossession du commandement, prélude à sa désignation comme bouc émissaire de l’échec annoncé. Très rapidement on en viendra à la rupture.

 Le malentendu résidait à l’évidence dans l’interprétation de la promesse de liberté : liberté pour l’individu dans une Nation pour les jacobins, liberté des Corses comme peuple sous protectorat français pour les paolistes. Cette possibilité fut déniée aux Corses mais le choix jacobin fut aussi le fait de Corses eux-mêmes. Ce qu’il y a de remarquable, c'est sans doute que des Corses de premier plan vont, certes avec des précautions de langage, se détacher d'un Paoli encore confiné aux horizons de l'île pour, de plus en plus nettement, jouer la carte de la France révolutionnaire. Ainsi Saliceti accepte de faire partie de la Commission d'enquête diligentée le 1er février 1793 par le Comité de Défense Générale pour rétablir l'ordre en Corse, avec un objectif anti-paoliste à peine dissimulé.

 L’adhésion autant que la rupture avec la France révolutionnaire furent l’affaire de Corses qui en furent les protagonistes à Paris comme en Corse même. Voilà décidément une province annexée qui fait tôt parler d’elle et qui investit tôt les arcanes du pouvoir central. D’un Pozzo di Borgo membre suppléant du Conseil Diplomatique (Comité de la Législative puis de la Convention) qui finira par jouer la carte anglaise en ralliant Paoli puis la carte russe à un Saliceti, robespierriste et mentor de Bonaparte, les Corses s’agitent beaucoup dans les allées du pouvoir parisien.

 
La mise au pas napoléonienne et la ghjustizia morandina

 
Pendant la période napoléonienne, la Corse n'est pas jugée sûre par Napoléon, car il sait pertinemment que le jeu des partis est actif, et qu’on est loin d’une adhésion unanime et irrévocable ; d’ailleurs le parti anglais n’est pas mort et s’agite, malgré le traité d'Amiens. Les Anglais, notamment l’amiral Nelson, sont présents dans l’îlot de la Maddalena en Sardaigne, et les émigrés y recrutent des Corses pour l'armée anglaise et le renseignement.  En conséquence, le pouvoir civil est soumis à l’autorité de l’envoyé extraordinaire du Premier Consul, le conseiller d’Etat Miot. La situation se durcit encore avec l’arrivée du Général Morand, en1803.

 Avec Miot puis Morand, les ordres du Premier Consul sont appliqués avec rigueur : la censure y est plus sourcilleuse qu’ailleurs, les tribunaux criminels sont supprimés et remplacés par une juridiction d'exception. Les troupes régulières, la gendarmerie et la garde nationale effectuent des expéditions punitives dans les montagnes. Lorsque le Général Morand succède à Miot de Melito, la mémoire corse retient le souvenir d’une tyrannie sans mesure. Mais quel en est le bilan réel ? Y a-t-on tué des milliers de Corses ou même des centaines ? Le bilan est bien plus maigre, et, certes, si la main fut lourde, elle n’est nullement comparable à ce que d’autres militaires en d’autres lieux ont pu faire. Jugeons-en plutôt.

 En 1803, pour lutter contre les menées de déstabilisation de la Corse, soit par l’action des royalistes, pro-Anglais, soit par celle de réfractaires à la conscription ou de bandits, un décret consulaire définit des pouvoirs de haute police qui permettent au Général Morand de gouverner de façon brutale et de réprimer sans respecter les procédures pénales.

 Tout d’abord, cette justice expéditive, l’absence des jurés, cela ne vous rappelle rien ? Allons, un effort…1755, année des expéditions de la Marcie, la ghjustizia paolina, qui n’est rien d’autre qu’une commission de justice ambulatoire adepte d’expéditions punitives armées. Lors de cet épisode, que l’on aime oublier, les exécutions et les destructions des maisons ou la destruction des biens d’une famille sont des pratiques utilisées, mais qui, d’ailleurs, ne se distinguent pas de ce qui était communément pratiqué.

 Revenons à notre imitateur, le Général Morand. D’aucuns imaginent ce dernier sacrifiant un homme par jour pendant les sept années de sa Ghjustizia Morandina, ce qui aurait provoqué un creux démographique de plus de 2500 âmes, et pourtant, en 1800 il y avait 164000 habitants en Corse et en 1810, 170000 habitants (recensements légaux). Voici la liste des actions de haute police que l’on a pu établir :

-   42 déserteurs arrêtés dont un ou deux fusillés (1803)

-   6 condamnations à mort par la Commission Militaire Spéciale pour intelligence avec l’ennemi et enlèvement

-   150 habitants du Fium’Orbo arrêtés après un affrontement entre paysans et gendarmes dont 10 condamnés à mort, une cinquantaine internés à Embrun (35 à 40 décès en prison, la grâce est accordée aux survivants en 1808)

-   environ 25 arrestations dans le cadre de la Conspiration d’Ajaccio en 1809 (4 condamnés à la prison à vie, 11 autres acquittés, 11 en résidence surveillées, 3 sont internés au Château d'If.

 Ainsi la ghjustizia morandina a fait moins de victimes en sept années que la révolte du Niolo dans les quelques mois de son déroulement en 1774. En réalité, Morand laissa un souvenir amplifié par trois caractéristiques particulières qui n’ont pas de relation avec l’ampleur supposée de la répression. Tout d’abord, il agit en autocrate, mêlant pouvoir exécutif et judiciaire. Ensuite, il est vrai que les juridictions occultèrent la fonction de jury alors même que la Corse paraissait pacifiée malgré les cabales et les complots vrais ou supposés. Enfin, il fut l’instrument d’une répression d’autant plus odieuse qu’elle était ordonnée par un Corse à l’encontre de ses compatriotes, même si le Général Morand a souvent outrepassé les instructions impériales.

 Pour être complet, il faut souligner que tout au long des ces années alternant le calme relatif et les poussées de fièvre, le maître mot pour qualifier ces événements est l’ambiguïté des auteurs des violences et des victimes. Sans doute, les résistants ont-ils de tout temps été qualifiés de terroristes ou de bandits, mais il semble avéré que de nombreux auteurs des événements violents de protestation se distinguaient alors mal de ceux qui pratiquaient le brigandage, les enlèvements, l’extorsion de rançon, à l’encontre des Corses eux-mêmes. A l’époque, le rançonnement n’était pas déguisé en impôt révolutionnaire, il était pris pour ce qu’il était tant par ceux qui le pratiquaient que par ceux qui le subissaient ou ceux qui le réprimaient.

 Ainsi, la ghjustizia morandina ne se distinguait pas tant que cela de la Marcie paolina qui sévit sans contrainte dès les premiers mois du Gouvernement de Paoli pour lutter contre la vendetta et le banditisme. Enfin, la répression morandine fait pâle figure auprès d’épisodes plus douloureux et plus systématiques qu’on a pu observer auparavant, au XVIIè ou au XVIIIè siècle. Egarons-nous quelques instants sur le Continent, cent cinquante ans plus tôt, pour en juger et pour constater que l’importance de la répression en Corse ne fut ni une novation ni particulièrement intense.

Quid de la Franche-Comté ou de l’Alsace pendant la guerre de Trente ans ?

 Si après cela le lecteur persiste à croire que la Corse eut un traitement exceptionnel qui serait l’indice d’un statut de colonie et non d’une province annexée, colonie dont on ne peut en aucun cas être sûr si peu d’année après son annexion qu’il me soit permis de rappeler le traitement qu’a subi la Franche-Comté, province de langue française du Saint-Empire, dévolue à la couronne d’Espagne.

 Après une Histoire sans histoire d’une province prospère jusqu’au XVIè siècle,  la Franche-Comté commence à entrer dans le champ de la marche vers l’Est du Royaume de France, qui, sous Henri IV, déclare la guerre à l’Espagne en 1595. La province, alors espagnole,  est alors envahie et subit les rigueurs d’une campagne militaire. Mais jusque là rien de bien grave, et la  paix de Vervins est signée en 1598 qui conclut un jeu à somme nulle entre les conquêtes françaises et espagnoles.

Sous le prétexte de la présence à Besançon de Gaston d'Orléans, son frère en révolte contre lui, Louis XIII rompt le traité de neutralité malgré l'opposition du Parlement de Dole et déclare la guerre en 1635. Après quelques palinodies militaires, en 1637, la guerre est toujours présente en Franche-Comté. Trois armées envahissent simultanément cette province dont celle du duc Bernard de Saxe-Weimar qui pille, rançonne, brûle, va jusqu’à massacrer un village entier, Pierrecourt. A quoi s’ajoute, les ravages de la peste qui s’étend depuis deux ans et la famine.

Après avoir pris le duché de Bourgogne, l'Alsace et le Comté de Montbéliard, la France voulait pour frontière les montagnes du Jura. Aussi Richelieu donne-t-il l'ordre à Bernard de Saxe-Weimar "d'envahir, de conquérir au nom de la France"  toute la Franche-Comté limitrophe de la Suisse. Le siège de Pontarlier se conclut par un incendie gigantesque dans lequel périrent plus de 400 personnes. La Rivière subit le même sort. Par ailleurs durant cette époque sont détruits les villages des Arcenets près des Alliés, de Cessay près de Frasne, de Goutte-d'Or près de Vaux et des Bougnons près des Pontets. Six mois de pillage s’en suivent. En Franche-Comté, le plat pays est abandonné, la famine règne dans les villes de Salins, Dole, Gray, et Besançon. C’est l’arrivée de Mazarin, et la pression de la Fronde, qui conduit la France, à se désengager provisoirement de Franche-Comté, en 1644.

Le bilan est particulièrement lourd : plusieurs dizaines de villes ou villages entièrement rayés de la carte, des dizaines de châteaux brûlés, et bien sûr le cortège habituel de femmes violées, de vieillards brûlés, de victimes civiles de la soldatesque. Toutes l'économie et la démographie de la Franche-Comté se trouvent bouleversées. L'agriculture doit repartir à zéro : le bétail est mort, les labours et les semailles n'ont pas été faits, les paysans sont partis dans les villes ou à l'étranger. La perte démographique par massacre ou émigration est également très importante. Le recensement de 1614 donnait une population voisinant entre 405 000 et 410 000 personnes ; celui de 1657 indique qu'il y avait environ 215 000 habitants en Franche-Comté. Une différence de quelques 200 000 personnes !

Gardons aussi à l’esprit que, plus au nord, une grande partie de la population alsacienne, pendant la guerre de Trente ans, connaît un sort équivalent, le pays étant ravagé par les 18000 suédois (en réalité des mercenaires recrutés en Allemagne, la plupart du temps) de Saxe-Weimar. Cette province vit sa population également amputée du tiers ce qui nécessita de mettre en place une politique d’implantation de nouvelles populations.

Rien de comparable en Corse ! L’évolution démographique, en regroupant différentes sources, pourrait être la suivante[6] (en y indiquant une variante, voir à ce propos l’annexe démographique) :

 

 

Série Damiani

1580 135 000

1670 120 000

1708 120 000

1726 119 000

1730 114 000

1739 113 000

1740 117 000

1750 122 000

1760 125 000

1770 130 000

1780 142 000

1790 154 000

1800 164 000

1810 170 000

1820 180 000

1830 195 000

1840 215 000

1850 235 000

1860 248 000

1872 252 000

1876 262 700

1881 272 700

1891 288 600*

1901 295 600*

1810 174 700

1820 180 000

1830 198 000

1840 226 500

1850 236 300

1860 252 900

1872 258 500

1876 262 700

1881 272 700

1891 288 600*

1901 295 600*

* chiffres douteux (voir annexe démographie)

Cette série chronologique montre qu’à l’inverse du déclin démographique de la paix génoise du XVIè et XVIIè siècle, le XVIIIè siècle connaît deux périodes : une remontée lente et chaotique jusqu’à l’annexion (remontée lente de la natalité, effet de la guerre de quarante ans, criminalité et vendette)  et, à compter de 1750 avec l’effet des premières mesures du Gouvernement de Paoli et de façon encore plus marquée, à partir de l’annexion, la stabilisation socio-économique de l’île se révèle favorable à son décollage démographique pendant la plus grande partie du XIXè siècle. Les guerres d’annexion et surtout les périodes de répression pendant la période napoléonienne n’auront eu aucun impact démographique significatif.

 
Equivalent à la guerre d’Algérie ?

 
Dans une fameuse tribune libre au journal Le Monde (pages Horizons) parue le 31 août 2000, et qui désormais traîne dans tous les sites nationalistes, Michel Rocard évoquait le coût humain de la conquête côté français comme étant plus lourd que celui consenti pendant la guerre d’Algérie. Nous reviendrons plus loin sur l’instrumentalisation de la guerre d’Algérie dans la mythologie corsiste, qu’il suffise au lecteur de s’interroger sur ce genre de raccourci proposé par un ancien Premier Ministre.

 Tout d’abord celui-ci évoque les pertes françaises et non celles des combattants corses. Bien. Qu’en est-il en Algérie entre 1954 et 1962 ? Et tout d’abord faut-il comprendre par « pertes françaises » celles subies par l’Armée régulière, en  ne tenant pas compte des supplétifs harki, moghzani ou autres, et en comptant pour rien les victimes du terrorisme ? Faisons l’hypothèse qu’il en est bien ainsi, sachant que nous ne tricherons pas en comptabilisant les morts FLN, ou les victimes civiles musulmanes qui, à ce moment, étaient formellement françaises. Si l’on retient ces critères, l’évaluation des pertes s’établit à 24614 tués (chiffres officiels pour deux millions d’hommes du contingent engagés.

 Dire « qu’il fallut une guerre pour prendre possession de notre nouveau domaine » comme l’affirme Michel Rocard, est un coup de pied de l’âne qui ne signifie rien, qui ne veut rien dire : c’est le lot de toutes les conquêtes et de presque toutes les annexions qu’a entreprises le royaume de France. Ajouter que « la France y perdit plus d’hommes que pendant la guerre d’Algérie » est malhonnête. Faut-il comprendre que la France perdit plus de 24000 hommes lors de cette phase de conquête ? On a vu que l’ensemble des pertes sur la période 1768-1774 n’atteint pas 3000 hommes. Raisonne-t-on en proportion, peut-être mais on ne le dit absolument pas, et l’on aurait eu raison de ne pas le faire, car tout engagement militaire a un coût fixe en terme de pertes humaines, le raisonnement proportionnel ne peut porter que sur des populations déjà élargies, sauf à vraiment tenir pour statistiquement significatif de prétendre que Caïn a tué le quart de l’humanité !

Pourquoi toujours compter les morts ?

 Le but est clair : après avoir voulu démontrer que la France a réprimé en Corse d’une manière spéciale, qu’on ne retrouve qu’en Algérie ou à Madagascar (toujours le fantasme de la colonisation), on veut montrer que la conquête fut si rude que c’est la preuve du caractère artificiel de l’opération. Voilà beaucoup d’efforts pour enfoncer une porte ouverte : qui a jamais prétendu que les Corses étaient dès l’origine destinés à rejoindre l’espace français ? Tout pays a ses marches frontière, insulaires ou non, et pour une Franche-Comté francophone, le royaume de France va agrandir son pré carré [7] avec la Flandre, le Roussillon, le duché de Bretagne, le pays basque, l’Alsace et la Lorraine francique.

 Enfin, on voudra aussi montrer une résistance inlassable (mais difficile de dissimuler qu’elle ne fut en aucune façon le soulèvement de tout un peuple) jusqu’à la Restauration. Et certes, il fallut Morand. Mais une province ventre mou d’une expédition anglaise toujours possible, qui a montré depuis son annexion que plusieurs partis se disputaient le pouvoir, et où la trahison pouvait faire raison en cas de besoin, une telle province devait nécessairement s’attirer toutes les sollicitudes militaires.

 Au fond, la vraie question n’est pas là mais plutôt de savoir si les Corses ont vocation à sortir du domaine plus que les Alsaciens, par exemple, parce qu’ils sont corses, plus que les Francs-Comtois parce qu’ils ont subi des représailles odieuses mais les Francs-Comtois aussi, ou parce qu’il existe des raisons objectives rendant l’indépendance souhaitable. Faut-il sortir du domaine deux cents ans après y être rentrés dans la douleur, précisément parce qu’on y est entré dans la douleur en occultant toutes les périodes où les Corses étaient fiers d’être français, ou bien plutôt parce qu’il n’y a plus d’intérêt à y rester. L’argument de la fierté comme succédané à un véritable programme d’indépendance n’est acceptable que dans le cas de peuples qui n’accèdent pas à la pleine citoyenneté, et le mot de Ferhat Abbas sonnait alors juste. Mais nous avons vu l’imposture d’une pareille posture s’agissant d’une île dont beaucoup de ressortissants participent depuis l’origine du pouvoir de l’Etat et dont tous les habitants sont pleinement citoyens.

 



[1] C’est le cas de toutes les provinces qui ont gardé leurs assemblées représentatives des trois ordres dont le rôle essentiel est de négocier le montant de l'impôt avec les intendants, d'en assurer la répartition et d'en contrôler la collecte. Une partie des fonds collectés demeurent sur place pour être investis dans les infrastructures de communication.

[2] Clément Paoli, frère de Pascal, envoie sur l’île Nicodème Pasqualini, de Castineta di Rustinu, qui prend divers contacts à Croce, puis dans le Rustinu, en Balagna, dans l’Ampugnani et en Tavagna

[3] Couvent de Calacuccia transformé en prison, maisons des condamnés pillées et brûlées, troupeaux égorgés, pendaison en place publique (à Corscia) dont celle d’un adolescent de quinze ans, exposition des cadavres.

[4] Ajaccio, Aleria, Bastia, Bonifacio, Calvi, Cap Corse, Corte, La Porta, le Nebbio, Sartène et Vico

[5] Lettre à Joseph Octave Nobili Savelli du 23 décembre 1789

[6] recensements officiels génois puis français, ainsi que certaines estimations des archives génoises citées par plusieurs auteurs pour les XVIè et XVIIè siècles

[7] L’expression est ancienne, elle fut mise dans la bouche de Richelieu mais la notion remonte au XIIè siècle lorsque la poussée vers l’Est de la Francie occidentale d’opportuniste devint politique consciente


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C’est une histoire de mythes et d’identité : la question corse qui fait souvent l’actualité
a tordu la mémoire des faits. Le tout grâce à la
réécriture de l’Histoire de l’île et à la mythologisation de la langue


Allons plus loin déshabillons le paon pour découvrir le poulet qui est dessous. La Corse fut-elle le phare des Lumières ? Y-a-t-il eu une Corse vraiment indépendante et que voulaient les Corses sous Paoli ?


La Corse s’est ralliée. A-t-elle combattu ? La Corse eut-elle un comportement si différent des autres provinces de la République française ? Le ralliement fut-il facile ? A-t-elle cru se découvrir un destin ?


La petite île a-t-elle voulu donner des gages ? S'est-elle imaginé un Empire par
procuration ? Lors de l'occup', fut-elle exemplaire ? A-t-elle des leçons à donner ?

Une fois l’Empire colonial effondré, que devient la petite île ? Veut-elle s’en retourner à son passé glorieux mais confisqué et veut-elle enfler ses mythes pour les vendre à l'encan ?


Les mythes se portent bien, ils se sont même diffusés partout. Faut-il en rester là et faire du chantage à la Dette ? Ou bien, au contraire, est-il possible que l'île envisage de sortir du mythe et arrive à affronter la réalité du monde moderne ?


Pour approfondir un peu...

Mystères de la démographie

Combien de corsophones ?

Cartographie des révoltes

La taxation des échanges

La question des pertes de la guerre de 14-18

Un sort différent fait aux Corses pendant la Der des Der ?

La question foncière

Quelques sources

La convention de Philadelphie | quelques données sur les îles | la question sarde | le tableau des expatriations nettes | la constitution de 1735 | alphabétisation des conscrits 1878 | mobilisables 1911/-1921 |

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